Les hérésies au XIIe siècle
Au XIIe siècle,
dans le sillage de la Réforme Grégorienne, on assiste à la prolifération
d'hérésies dont on nomme les adeptes pétrobrusiens, henriciens, arnaldistes, vaudois, ou albigeois.... Au cours de la première moitié du siècle, quatre courants seront considérés comme hérétiques, alors que de leur point de vue bien sûr, ils estiment ne viser qu'à réformer l’Église en prétendant revenir à l’esprit de l’évangile des premiers chrétiens. Quatre personnages animent ces mouvements : Bérenger de Tours (998-1088), Pierre de Bruys (1095-1131), Henri de Lausanne (1116-1148) et Arnaud de Brescia (1100-1155) ; prédicateurs ambulants, souvent en haillons, ils s’adressent directement au peuple. C’est ainsi que Pierre de Bruys et Henri de Lausanne parcourent la Provence, le Languedoc et l’Aquitaine au début du XIIe siècle. (1) |
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On peut résumer ces hérésies à la contestation
de l’Institution romaine, de ses rites, de sa liturgie, de son clergé
(Arnaud de Brescia), du célibat (Henri de Lausanne) voire du sacerdoce,
au rejet des sacrements et en particulier de l’Eucharistie (Bérenger
de Tours), à la négation de l'existence d'un feu purgatoire (Henri de Lausanne), au déni des suffrages* en faveur des morts, au refus de la
vénération de la croix (Pierre de Bruys), instrument mortifère considéré
comme infamant. L'hérésie extrême vise à désacraliser les églises,
édifices jugés inutiles puisque Dieu est omniprésent ; mise à l'écart de l'Ancien testament…
Or, sur tous ces points Conques affiche une réponse formelle :
- marche de L’Eglise sous la conduite de Marie et de saint Pierre,
premier Pape romain ;
- mise en exergue du Calice représenté deux fois ;
- exaltation de la Croix glorieuse ;
- possibilité d'un feu purgatoire ;
- recours manifeste aux suffrages* en faveur des morts du Tartare ;
- dénonciation du concubinage des prêtres
- affirmation de la continuité des Ecritures des deux Testaments...
On peut penser que l’art lapidaire vient ainsi au secours des théologiens
et prédicateurs engagés dans le combat contre cette "bande
des quatre" hérétiques, à l'instar de la lutte de l’abbé
de Cluny Pierre le Vénérable engagée contre Pierre de Bruys ou de Bernard
de Clairvaux s'opposant à Henri de Lausanne, motif de son voyage en Languedoc durant l'été 1145, passant par Bergerac, Cahors, Albi, Verfeil où il ne fut pas bien accueilli.
Dans le contexte de la querelle des investitures*, les
empereurs germaniques ont manifesté une certaine connivence avec
ces contestataires de l’autorité romaine, comme ce sera le
cas lors de la république de la commune romaine animée par
Arnaud de Brescia entre 1143 et 1155.
Nous avions un temps suggéré l’hypothèse de la
présence de prédicateurs hérétiques
à travers les quatre clercs placés juste au-dessus
de Henri V, en arrière-plan, deux de face et les deux autres de
profil et traités en bas-relief et non en ronde-bosse. Nous pensons maintenant qu'il pourrait s'agir plutôt d'une allusion aux antipapes, directement liés à la querelle des investitures. S'agirait-il d'un nouvel exemple de polysémie, d'autant plus que les antipapes sont ipso facto hérétiques ? Quoi qu'il en soit, on remarquera
que ces quatre personnages sont placés au bord du Tartare tout près des anges
qui portent le gonfalon et l’écu. Proches de la Parole du Seigneur, hérétiques ou antipapes, ils ont cependant versé dans l'erreur, tel l'évêque simoniaque (2) placé juste au-dessus d'eux.
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Au XIIe siècle, bien avant la croisade des Albigeois (1208-1229), le catharisme est déjà implanté dans le Comté de Toulouse. Dès juin 1119, Calixte II organise à Toulouse un concile qui renouvelle la condamnation des hérésies manichéennes languedociennes. En 1145, saint Bernard lui-même tentera, sans grand succès, une prédication en terre occitane. Durant la seconde moitié du XIIe siècle, cette hérésie gnostique et manichéenne s’institue progressivement en contre-église.
Considérant que la vie ici-bas ne pouvait qu'être soumise à l'emprise du Mal, les "Parfaits", c'est à dire les "plus purs" des Cathares refusaient l'acte de chair qui ne faisait qu'entretenir selon eux la chaîne de la reproduction et iront jusqu'à se laisser mourir par le jeûne et les privations (endura).
Peut-on découvrir dans les scènes du tympan une allusion
à ces divers courants hérétiques ?
Si le tympan a été érigé au cours des premières
décennies du siècle, avant la prise de conscience de l'étendue de la
menace cathare, ce serait donc trop tôt pour y trouver une condamnation
de la doctrine des "Parfaits". Mais il n'est pas impossible qu'il ait été érigé après 1145 et la venue de Bernard de Clairvaux en Languedoc. Voire à l'époque du concile de Lombers, près d'Albi, en 1165, qui instruisit le procès des "Bons Hommes" et les condamna comme hérétiques. Dans cette hypothèse, la présence du suicidaire qui s'enfonce un poignard dans la gorge pourrait être une allusion à l'endura cathare.
Quoi qu'il en soit, l'essence du catharisme est incompatible avec la conception chrétienne du Dieu d'amour
créateur du ciel et de la terre. La meilleure arme de l'Eglise
catholique contre la théologie dualiste, manichéenne des
Cathares n'est-elle pas précisément l'invention du Purgatoire
?
Faut-il rappeler que le dogme du Purgatoire, qui suppose un Jugement ouvert sur le Salut, la rémission des péchés ou la damnation au terme d'une seule vie, est incompatible avec la croyance des Cathares en la réincarnation ? La genèse du dogme du Purgatoire pourrait être une réponse à l'hérésie cathare.
En effet, cette manifestation de la bonté de Dieu, de Sa miséricorde face aux péchés des humains offre, d'une part, une planche de salut aux angoisses nihilistes des "bons hommes" et d'autre part, dispense (du moins encore au moment de l'édification du tympan) du recours à la croisade armée contre les égarés, comme l'implorait Hildegarde de Bingen (1098 - 1179) et qui savait que l'exemple, les paroles de justice et de bonté ont plus de force de conviction que le fil de l'épée.
Hélas, bientôt, l'Inquisition, Simon de Montfort, Amaury et les seigneurs du nord de la France se feront au XIIIe s. une toute autre conception des choses et apporteront par le fer la nouvelle civilisation dite gothique... La Renaissance romane s'achève brutalement.
A l'occasion de la croisade contre les Albigeois, les seigneurs français vont anéantir la Civilisation de l'Amour. Le tympan de Conques se place juste avant l'agonie de cette civilisation. C'est son chant du cygne. La domination militaire, politique, économique des barons venus du nord s'accompagne d'un processus d'acculturation qui ira jusqu'à la disparition de la civilisation romane occitane dont le message s'efface peu à peu, tandis que seule, la voix des troubadours comme Peire Cardenal pleure encore l'anéantissement de l'Esprit, de la Justice, de l'Honneur, du Partage et de l'Amour sous le joug de la force et de la barbarie.
La thèse, encore majoritaire, qui voit en Conques un Jugement dernier avec son Enfer éternel peuplé d'ivrognes vomissant, de paresseux, de gloutons, de braconniers et autres faux-monnayeurs, est-elle totalement étrangère à ce génocide culturel initié par Simon de Montfort ?
Comment ne pas songer aux lignes écrites par Simone Weil en 1943, alors que l'Europe s'enfonçait dans la Nuit et le Brouillard ? « Rien n'est plus cruel envers le passé que le lieu commun selon lequel la force est impuissante à détruire les valeurs spirituelles ; en vertu de cette opinion, on nie que les civilisations effacées par la violence des armes aient jamais existé ; on le peut sans craindre le démenti des morts. On tue ainsi une seconde fois ce qui a péri, et on s'associe à la cruauté des armes. La piété commande de s'attacher aux traces, même rares, des civilisations détruites, pour essayer d'en concevoir l'esprit. » (3)
En somme, nous ne faisons ici qu'un acte de mémoire, en espérant rendre hommage à cette civilisation romane occitane dont le tympan de Conques est un éblouissant témoin.
(1) Bérenger de Tours (998-1088) théologien, scolastique, dialecticien, grammairien, il doutait de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie. Il fut régulièrement condamné pour hérésie par de nombreux conciles dès 1050.
Pierre de Bruys (Petrus Brusis, 1095c - 1132c) originaire de Bruis, village de la haute vallée de l'Oule dans les Baronnies, était un prêtre prédicateur qui professait des idées proches de celles d'Arnaud de Brescia, d'abord dans les diocèses de sa province (Embrun, Gap) puis en Dauphiné, en Provence et en Languedoc. Il fut combattu par l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable et fut jugé hérétique. Il dénonçait également le sacrement d'eucharistie, n'admettant pas le mystère de la transsubstantiation. Ne reconnaissant pas la validité du baptême des enfants, il rebaptisait les adultes. Henri de Lausanne fut son disciple. Ses adeptes, les pétrobrusiens profanaient aussi les églises, brisaient les autels et les croix. Ses excès de violence lui valurent d'être brûlé vif à Saint-Gilles.
Henri de Lausanne, moine clunisien originaire d'Italie, est passé par Lausanne avant de devenir ermite prédicateur au Mans vers 1116 puis, chassé, il entreprend une itinérance qui le mènera à Poitiers, Périgueux, Bordeaux et dans la région de Toulouse. Il dénonce le célibat des clercs, source d'impuretés. Il prône une pauvreté totale du clergé affirmant que prêtres et évêques ne doivent posséder ni biens ni charges ou titres lucratifs (honores). Il réfute l'existence d'un feu purgatoire et n'admet que le salut ou la damnation. Condamné et emprisonné pour hérésie au concile de Pise (1134), après sa libération, il est farouchement combattu en 1145 par Bernard de Clairvaux envoyé spécialement en Languedoc pour cela. Il meurt en détention en 1148.
Arnaud de Brescia (1090c - 1155), clerc réformateur italien, disciple de pierre Abélard. Désireux de restaurer la pureté originelle de l'Eglise, il dénonce le pouvoir temporel des papes, ce qui lui vaudra une condamnation et bannissement par Innocent II en 1139. Réfugié à Paris, il se heurte à Bernard de Clairvaux qui le fait condamner comme hérétique lors du concile de Sens en 1140 et expulsé l'année suivante. En 1143, ses partisans romains se soulèvent contre Innocent II et ses successeurs. Arnaud participe activement à la révolte qui parvient à plusieurs reprises à chasser les papes successifs de la ville et contribue à l'établissement d'une sorte de république municipale dotée d'un sénat et d'un capitole. Mais, en 1155, dans le contexte d'une ville affaiblie économiquement par l'interdit jeté sur elle par le nouveau pape Adrien IV, à la faveur d'une réconciliation entre Frédéric Barberousse et Adrien IV, Arnaud fuit puis est arrêté et exécuté en catimini et ses cendres dispersées dans le Tibre.
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(2) Cf. la hiérarchie
latérale des péchés, page des péchés individuels et collectifs
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(3) Simone Weil, sous le pseudonyme d'Emile Novis, L'agonie d'une civilisation, Le Génie d'Oc, n° spécial des Cahiers du Sud, Marseille, 1943. (remonter)