Les sources d'inspiration du tympan de Perse
Il reste bien des travaux à accomplir pour comprendre ce mystérieux tympan. La datation du tympan de Perse reste incertaine et discutée entre les tenants d'une facture précoce remontant au moins au tout début du XIIe siècle en raison du style archaïque des sculptures, et les partisans d'une datation tardive, repoussée jusqu'au XIIIe qui s'appuient sur l'étude des voussures et de leur décoration (besants et cavets). Tous les auteurs s’accordent pourtant à reconnaître son antériorité par rapport à Conques. Le sujet traité par Perse (l’effusion de l’Esprit lié à la Résurrection du Christ) est caractéristique de la période précédant le schisme d’orient de 1054. Il faudrait également se pencher sur ses sources d'inspiration. Lançons à ce propos quelques pistes :
L’Influence catalane
Le style de Perse ressemble beaucoup
aux définitions de l’art roman roussillonnais qu’en
donnent les historiens André Bonnery et Marcel Durliat.
« Son langage est celui de compositions articulées,
à l’apparence confuse, où les mouvements et
les gestes assurent la coordination et l’exposition générale
du sujet. Ce trait serait d’ailleurs un des caractères
modernes que l’art du XXe siècle -on pense
à Picasso, et au mouvement cubiste en général-
a reconnu aux artistes médiévaux. » (André
Bonnery, Le Maître de Cabestany, Zodiaque, 2000.)
Cela s’applique parfaitement aux linteaux sculptés de Saint-Génis-des-Fontaines,
ou de Saint-André-de-Sorède représentatifs du premier style roussillonnais, aux formes
aplaties suggérées par des contours linéaires.
Mais cela est également vrai du tympan de Perse qui associe
les mêmes formes sèches et plans juxtaposés
et qui privilégie le mouvement (dans le monde inférieur
très animé) et le geste.
Dans tous ces cas, on retrouve des « têtes
énormes », des « épaules tombant
parallèlement à l’arrête des chapiteaux », des silhouettes au « relief à peu près
absent », « des visages plats »,
des formes de corps « réduites à un ensemble
de figures géométriques », pour reprendre
les expressions de Marcel Durliat dans son ouvrage sur la sculpture
romane en Roussillon. (1)
De son côté, l'historien Jacques
Bousquet rapproche également Perse du linteau de Saint-Génis-des-Fontaines,
notant « les corps descendant en cloches, aussi dépourvus
de fermeté, de volume, que de souplesse des surfaces, les
visages aux ovales aplatis. » (2)
Saint-Génis, Saint-André-de-Sorède, ou encore
le portail de l’abbaye Sainte-Marie d’Arles-sur-Tech,
toujours dans les Pyrénées Orientales, présentent
une autre similitude avec le tympan de Perse : on y retrouve le
même geste du Christ pantocrator, Christ glorieux de la Parousie,
main droite levée qui bénit et juge. Autre symbole
commun : le Livre, tenu du côté gauche, ou à
Perse, posé sur le genou. Dans tous ces cas, à l'instar
de Conques, le geste fait sens et désigne le thème
de l’œuvre.
Mais les liens qui relient Perse au style catalan franchissent les
Pyrénées.
Des liens avec l’Espagne (3)
Conques, tout comme Perse qui en dépend, sont
bien placées sur les chemins de Saint-Jacques et entretiennent
des liens étroits avec l’Espagne chrétienne,
de la Navarre à la Catalogne, la Reconquista se faisant au
nom de Santa Fe, comme en témoigne le Livre des Miracles de sainte Foy.
L’unité politique des deux versants
des Pyrénées au XIIe siècle est
concrétisée par le mariage en 1112 de Raimond Béranger
III (né à Rodez en 1082 et mort à Barcelone
en 1131, comte de Barcelone) avec Douce de Gévaudan (vicomtesse
de Milhau et comtesse de Provence). Par ce remariage, Ramon
Berenguer III (dit “el Gran”), comte de
Barcelone et de Gérone, devenait comte de Provence juste
avant de devenir aussi comte de Cerdagne. L’empire catalan
s’étendait alors du Languedoc à la Provence,
et en Rouergue jusqu’à Millau. On retrouve dans le nord de l'Espagne des représentations des apôtres, par exemple sur le portail de l'ermitage de San Pedro de Tejada (au nord de Burgos, XI-XIIe s.)
Cette frise des douze apôtres dans la haute vallée de l'Ebre n'est pas sans rappeler celle qui orne le portail latéral sud de l'église Saint-Pierre-et-Paul de Châteauneuf (Saône & Loire, daté du XIe siècle) et qui offre de curieuses ressemblances avec la frise des Rois mages de Perse. Y aurait-il à Perse des influences d'un style bourguignon ?
![]() Trois des douze apôtres, église Saint-Pierre-et-Paul, Châteauneuf (XIe s.) avec l'aimable autorisation de Mme. Dulac, animatrice du blog Lieux sacrés |
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Peut-on également déceler des influences aquitaines, à travers les traits communs du dessin de Perse et de certains bas-reliefs de l'église monolithique de Saint-Emilion ?
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Sans aller si loin, on retrouve la figure du Léviathan avalant ou recrachant un défunt sur le portail roman de l'ancien prieuré de Saint-Jean-Baptiste de Lévinhac, situé sur l'autre rive du Lot, à deux kilomètres en amont.
![]() Saint-Jean-Baptiste de Lévinhac |
Les sources orientales
C’est ce que laisse entendre Manuel Gómez-Moreno Martínez (4) qui souligne l’influence des marbriers lombards ainsi que celle venue de l’empire byzantin sur la sculpture roussillonnaise dans la première moitié du XIe siècle.
À Fornoue en Émilie-Romagne (Fornovo di Taro, à une vingtaine de kilomètres au SW de Parme), on trouve un bas-relief de remploi représentant l'enfer, encastré sur la façade occidentale de l'église paroissiale Santa Maria Assunta qui présente de nombreux traits graphiques communs avec Perse (Léviathan, démons à gueule de chat ou de renard, âmes des défunts symbolisées par des têtes sans corps...).
![]() Bas-relief de l'enfer, Santa Maria Assunta, Fornoue |
Représentation de l'Esprit Saint et théologie de la restauration
Au quatrième siècle, saint Hilaire de Poitiers, défenseur de l’orthodoxie théologique concernant le culte du Saint-Esprit, s’appuie dans son De Trinitate sur les Pères
de L’Eglise qui définissent l’Esprit Saint comme
l’auteur de la Grâce et de la régénération.
Lié au thème de la grâce, l’Esprit devient
symbole de régénération et de restauration. Commentl'art roman s'y prend-il pour représenter ces concepts théologiques ?
L’Esprit est représenté dans les deux tympans,
à Conques sous les formes d’ondes et à Perse,
sous la forme plus classique des langues de feu. La restauration
des âmes par la grâce et l’Esprit est illustrée
à Conques par la présence de l’homme qui se
redresse, serein, sous les pieds mêmes de Satan, et à Perse, par
le visage de l’homme tourné vers le Christ, placé
entre les deux plateaux de la balance du Jugement, qui s’éveille
et sort du tombeau, tandis qu'au-dessus de lui, son âme, représentée
sous forme d'homoncule, s'élève vers le ciel.
Notons au passage que ce visage anguleux rappelle étrangement
le visage rescapé du tympan de Cluny détruit
à la Révolution et conservé au musée
d'Art et d'Archéologie de l'abbaye.
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![]() L'homme restauré du tympan de Perse |
![]() Fragment du tympan disparu de l'abbaye de Cluny |
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![]() La croix posée au fond du plateau de la balance |
La modernité du tympan de Perse
La Grâce est explicitement matérialisée
dans les deux tympans de Conques et de Perse où elle est symbolisée par une
croix qui infléchit le plateau de la balance du Jugement
du bon côté.
Mais, si à Conques, les croix posées dans la coupelle
côté angélique sont à peine perceptibles
depuis le parvis, à Perse au contraire, la croix est ostensiblement
exposée dans le plateau de la balance, rejeté sur un plan vertical perpendiculaire par rapport aux lois de la perspective, tendu comme un miroir
à la face du spectateur. Ce plateau, à la différence
du celui du côté diabolique dessiné de profil,
est ici présenté vu de dessus pour bien nous
montrer son contenu, une hostie marquée d’une croix.
Cette entorse aux lois de la perspective, montrant simultanément
des plans différents, comme le feront beaucoup plus tard
les cubistes, est chargée d’une force suggestive, marque
d’une habileté conceptuelle de l’artiste, que
l’on peut souligner à l’adresse de ceux qui trouveraient
cette œuvre naïve, grossière et maladroite ! C'est
pour le moins, une façon originale d'illustrer le thème
classique du lien théologique établi entre l'eucharistie
et le salut.
Comment ne pas rapprocher ce tympan de l'analyse que Rainer Metzger et Ingo F. Walther font de la toile de Chagall, "Moi et le village" ? Notant sa « composition radiale et [son] articulation des motifs à partir d’un point central », ils soulignent que « la juxtaposition des motifs et la transparence des formes, deux des procédés utilisés dans la magie du cubisme, montrent combien ceux-ci se prêtent à intégrer dans l’univers pictural souvenirs, visions et fragments des réalités les plus diverses. La tête de l’animal (…), les maisons et personnages à l’envers, les rapports de proportions qui vont à l’encontre de tout réalisme –tous ces éléments associés dans le même tableau s’allient pour évoquer un monde imaginaire, formé par des souvenirs devenus symboles. » Soulignant « les têtes détachées du corps qui s’échappent dans un monde surnaturel », les auteurs concluent : « l’art de Chagall va de plus en plus intégrer au fractionnement des figures, à la dynamique propre des formes, la quête du message secret des choses, (…) un mode de pensée mystique qui transforme les motifs en symboles pour représenter une pensée invisible. » (Marc Chagall, 1887-1985. Le Peintre-poète, Ingo F. Walther et Rainer Metzger, Taschen, p. 20) Point par point, nous pouvons appliquer ce descriptif au
linteau du Royaume des Morts : composition axiale, radiale
et symétrique, juxtaposition des motifs, têtes
détachées de leur corps, personnage projeté
à l’envers, œil disproportionné mis
en exergue. |
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La silhouette du Léviathan, dont seul le contour est esquissé, rappelle la technique des aplats de couleur uniforme reprise aussi bien dans les Beatus de Liébana ou de Saint-Sever que dans "La danse" de Matisse. (6)
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![]() L'âme s'élevant au-dessus du violoniste, Marc Chagall, Le violoniste, 1912, Stedelijk Museum Amsterdam |
Le Déluge, Beatus de
Saint-Sever, 1028 (cliché Bibliothèque Nationale
de France) |
Une autre clé nous est donnée par Kandinsky, pour qui les formes sont la projection extérieure d’un contenu interne et sont projetées comme des mots. L'inventeur de l'abstraction résume ainsi sa théorie du langage pictural : « La grammaire de la peinture s’appuiera sur les lois de la nécessité intérieure auxquelles on peut donner le nom de spirituelles. » (Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Folio Essais, Denoël, 1989 p. 125)
Si l'on a souvent qualifié ce tympan de "grossier" et de "laid", c'est, à notre sens, par pure ignorance. De même, on lui a reproché de manquer "d'originalité créatrice" et d'avoir été maladroitement "copié au hasard". Donnons encore une fois la parole à Kandinsky sur ce point : « La nécessité intérieure crée souvent des objets que par habitude on qualifie de laids. Le mot laid n’est qu’un concept conventionnel. (…) Dans le passé était laid tout ce qui n’avait aucune relation avec la nécessité intérieure. Tout ce qui au contraire avait quelque rapport avec elle était beau ». (op. cit.) Bienheureux Moyen Age roman rouergat, occitan
et catalan, qui depuis plus de mille ans était à
la pointe de la culture la plus élaborée du
XXe siècle ! |
Ainsi le développement de l’Art roman, depuis sa naissance à l'aube de l’an Mille jusqu'à sa pleine dilatation au XIIe siècle, passe par diverses étapes, dont le tympan de Perse serait l’émergence et celui de Conques l’apogée. Le premier, influencé par le monde hispanique, catalano-aragonais, aux apports orientaux, le second romanisé, mais tous deux émanant d’une culture méditerranéenne, dans la terre languedocienne, des Alpes aux Pyrénées.
Sous bien des aspects, la corrélation entre
les deux tympans-emblèmes abbatiaux résonne comme
la proclamation des attributs spécifiques de cette pensée
romane catalano-languedocienne, qui met l’Esprit et la grâce
à la base du Jugement divin.
A ce titre, par sa richesse et son intérêt, Perse doit
être élevée au même rang que Conques dans
l’étude des sources de la pensée religieuse
et celle des étapes de l’expression artistique romane.
Cette théologie typiquement occitane
est contemporaine des « cours d’amour »
des troubadours et du « Fin amor de lonh ».
Le culte du Saint-Esprit, thème récurrent en terre
occitane, ressortira au cours des siècles sous diverses identités
: Cathares, spirituels provençaux tels qu’Olivi (8)
et autres Huguenots...
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(1) Marcel Durliat, La sculpture romane en Roussillon, Edition de la Tramontane, Perpignan, 1949. (remonter au texte)
(2) Jacques Bousquet, La sculpture à Conques aux XIe et XIIe siècles, essai de chronologie comparée, Thèse d’Etat sous la direction de Marcel Durliat, Toulouse II, 1971, service de reprographie des thèses, Lille, 1973. (remonter au texte)
(3) Les liens de parenté avec les églises romanes espagnoles ont été soulignés par Marcel Deyres dans une communication publiée dans la Revue du Rouergue. En analysant les voussures, les moulurations et toute la modénature du tympan de Perse, l'auteur a souligné les similitudes entre ces éléments décoratifs et ceux présents de l'autre côté des Pyrénées. Cf. Marcel Deyres, Le portail de l'Eglise de Perse, Revue du Rouergue, Rodez, n° 90, avril 1969. (remonter au texte)
(4) Manuel Gómez-Moreno Martínez, El Arte Románico Español, Madrid, 1934. (remonter au texte)
(5) Cet empilement de têtes n'est pas sans rappeler celui du portail de Santa María la Real, à Sangüesa (Navarre). (voir l'illustration) (remonter au texte)
(6) Les Beatus sont des manuscrits enluminés réalisés à l'origine par Beatus de Liébana, un moine de l'abbaye de Liébana (Monts Cantabriques) à la fin du VIIe siècle, puis en ayant inspiré de nombreux autres richement illustrés élaborés aux Xe et XIe siècles en Aragon, Catalogne et Léon. (remonter au texte)
(7) On retrouve ailleurs des traces analogues de badigeon blanc sur certains fragments du tympan de Cluny et sur le tympan roman de l'église Saint-Georges de Chassenard (Allier) découvert fortuitement en 2000 sur la porte sud et qui représente une Parousie. Lors du remontage du tympan de conques en 1886 par Jean Camille Formigé, une couche de badigeon blanc a également été appliquée. (Remonter au texte)
(8) Pierre de Jean Olivi, moine franciscain (1248-1298) qui exerça une grande influence en Languedoc au XIIIe siècle. Professeur de théologie, il a développé à Montpellier et à Narbonne un enseignement fondé sur l’usus pauper des franciscains et béguins. Sa pensée a été censurée, de son vivant, puis à nouveau après sa mort, par l’Eglise et l’Inquisition. Il a depuis été réhabilité. (remonter au texte)