Peut-on rire du tympan de Conques ?
ou la leçon de Spinoza
LE RIRE, INTERDIT MONACAL
Si les moines de Conques ne sont pas dépourvus d'humour, le tympan ne se prête guère au rire moqueur.
Le rire en effet n'est pas de mise chez les Bénédictins qui appliquent strictement la règle de saint Benoît. (1) Pour eux, le rire est vulgaire, laid, il déforme l'harmonie du visage, à la différence du sourire.
Au tympan, seul Satan ricane, d'un rictus de désespoir : il rit jaune face à sa défaite annoncée.
Et pourtant, il n'est pas rare d'entendre au parvis de Conques le public s'esclaffer face aux mœurs, croyances et usages médiévaux. Le tympan, et notamment la partie droite, est souvent commenté comme une attraction divertissante. Prosper Mérimée lui-même y succombe : parlant des clercs qui encadrent Charlemagne, il s'esclaffe : « rien de plus naïvement comique que ces deux figures ». (2)
LE BÊTISIER DES COMMENTAIRES
Hélas ! Que d’inepties qui se veulent drôles entend-on (et souvent lit-on) à propos de ce tympan !
D'affligeantes erreurs d’interprétation continuent d’être véhiculées depuis le XIXe siècle.
La plus consternante ânerie se niche sous les pieds de Satan où un prétendu « paresseux »
se serait endormi au fond des Enfers. Ceux qui rabâchent cette méprise se
rendent-ils compte qu’ils ne font qu'afficher leur profonde ignorance de la théologie hugonienne. Contemporain du tympan, Hugues de Saint-Victor (1096-1141), théologien de grande renommée déjà de son vivant, a clairement défini le processus de restauration de l’âme.
Loin d’être un fainéant puni pour sa paresse imaginaire, ce que nous sommes invités à contempler, est plutôt un pécheur restauré, éclairé par les flammes purificatrices, qui s’éveille peu à peu à la Conscience. S'il est question de paresse, ce serait plutôt la paresse intellectuelle, ou plus exactement l'acédie, paresse spirituelle, des commentateurs qui s'en tiennent à des interprétations simplistes pour amuser les touristes.

Un paresseux châtié ou un pécheur restauré ?
Une autre interprétation
aberrante et grossière défie l’entendement car elle fantasme tout autre chose que ce
que la sculpture montre objectivement : un ivrogne pendu par les pieds vomirait sa vinasse !
Hé bien, non !
Au tympan de Conques, nul ivrogne ne régurgite ses beuveries. A la place, un usurier, bouche bien close et yeux grand ouverts, convoite une bourse pleine d’argent.

Un ivrogne vomissant ou un usurier convoitant une bourse ?
On
peut s’interroger sur ce déni manifeste de la réalité. Incompétence des
commentateurs, coup d’œil trop rapide, berlue, psittacisme, projection
erronée sur ce que d'aucuns croient être la pensée monacale
médiévale ? Sans doute un peu de tout cela, mais aussi une envie
irrésistible de faire rire.
Le recours au grotesque
et à la mascarade assure au commentateur un succès garanti face à un public hilare. On se
réjouit de voir les menteurs, les voleurs, les avares et autres gloutons jetés en enfer pour y être punis. On
récolte des rires gras à l’évocation de la porte d’un cellier forcé à
coup de pieds, d’un vilain braconnier embroché par un lapin, d’un
infâme faux-monnayeur châtié. C'est facile et quelque peu simpliste. Certains inventent des bons mots, tel ce "Tartare saignant" ! (sic)
Ainsi,
certains voudraient voir dans ce tympan une défense de l’ordre seigneurial et d'une
morale bien-pensante dominante. Ils passent à côté de l’essentiel de la
pensée de l’époque romane qui posait pourtant les questions
fondamentales de l’avoir, du pouvoir et du savoir.
L’anecdote du moine assoiffé qui se serait démis la jambe en forçant la
porte du cellier est sans doute plus amusante que la référence à
l’empereur Henri IV faisant une fausse soumission à Grégoire VII à
Canossa, mais cette légende comique plus ou moins inspirée du Livre des miracles de sainte Foy est plus éloignée de la vérité et moins significative sur
les plans historiques et culturels.
Ce
n'est pas tant l'usurpation du privilège de la chasse que
l'inversion sexuelle (symbolisée par le lièvre embrochant le chasseur) qui est ici dénoncée. (3) De même, plus que d'une horrible falsification monétaire, il s'agit surtout de poser la question de l'argent. Le ventre rebondit plongé dans le chaudron infernal est-il celui du goinfre ou de la femme enceinte qui cherche à se défaire de son fœtus ?
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![]() Mammon, le Grand Maître de l'argent, batteur de la Monnaie plutôt qu'un "faux-monnayeur" |
Le lièvre et le chasseur inversant les rôles plutôt qu'un braconnier puni pour son délit |
![]() Le châtiment du gourmand ou l'interruption de grossesse ? |
Les Bénédictins du XIe siècle laissent entendre que « la miséricorde se rit du jugement » (épître de Jacques, 2 : 13) et ils ne plaisantent pas en gravant dans la pierre les questions d'actualité concernant les armes nouvelles, la simonie du clergé, le concubinage des prêtres, voire l'infanticide. Pour eux, la question du Salut est un sujet grave. Tâchons de leur rendre justice. Et, avec le théologien humaniste allemand Philippe Mélanchthon, souhaitons que la théâtralité ne transforme point les prêtres en histrions.
Enfin, comment ne pas penser à cette maxime de Spinoza : « Ne pas rire, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre » ? (4)
Oui, ne pas se moquer, mais simplement essayer de comprendre...
(1) Selon cette la règle, rédigée au VIe siècle, il est recommandé de « n’aimer pas à rire beaucoup, ni de manière immodeste » (Chapitre IV, Des instruments de bonnes œuvres, art. 55). Le chapitre VII, De l’Humilité, distingue douze degrés d’humilité auquel le Moine doit s’élever pour atteindre l’amour de Dieu : « Le
dixième degré d’humilité est lorsqu’un Moine n’est ni facile ni prompt
à rire ; parce qu’il est écrit : l’insensé élève sa voix, et
éclate en riant. L’onzième degré d’humilité est lorsqu’un
Moine étant obligé de parler, il le fait sans rire ; mais avec
douceur, humilité et modestie tout ensemble ».
Le rejet monacal du rire est bien
antérieur à l'époque de saint Benoît : on le trouve deux siècles plutôt
dans les apophtegmes des Pères du désert, notamment ceux
attribués à saint Ephrem : « La familiarité est comme un vent desséchant : elle détruit les fruits du moine. Et maintenant à propos du rire écoute : [...] le rire ne construit pas, mais au contraire il détruit et démolit ce
que l'on a édifié. Le rire chagrine l’Esprit Saint, n'est pas utile à
l'âme et corrompt le corps ; le rire chasse les vertus ; il
n'entretient pas le souvenir de la mort ni la méditation du châtiment.
Le commencement de la ruine du moine c'est le rire et la familiarité...
Le rire et la familiarité font tomber le moine » (Les Apophtegmes des Pères, t. 1, p 181, Cerf, 1978).
Dans les évangiles, il n'est d'ailleurs jamais question du rire, sauf celui des soldats romains qui couronnent Jésus d'épines (Mc 15 : 17-20) et dans les Béatitudes de saint Luc : « Malheureux, vous qui riez maintenant ! ».
Enfin, ces principes s'inspirent des préceptes de sagesse dispensés dans la Bible : « Le sot éclate de rire bruyamment, le rire de l’homme sensé est rare et discret » (Ecclésiastique Si 21 : 20) ; « Du rire, j'ai dit : sottise » (Ecclésiaste Si 7 : 3). (retour)
(2) Prosper Mérimée, Notes d'un voyage en Auvergne, 1838, p. 182 (Gallica) (remonter)
(3) Le lapin est assimilé à l'homosexualité dans les évangiles apocryphes, mœurs que pratiquaient les hommes des bois, hommes bannis, fors-bans, comme le montre Le Goff. Dans la Grèce antique, l'éraste offrait un lièvre à son éromène. (remonter)
(4) Spinoza, L’Ethique, chap. III, cité par Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza, Fayard, 2017, p 18-19