Les quatre anges du tympan de Conques énumèrent-ils des vertus
ou portent ils une double proclamation ?
Nous reproduisons ici la découverte de l'éminent philologue François de Coster qui s'est penché sur le déchiffrement des banderoles tendues par les anges au-dessus de la marche de l'Église. |
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Depuis le relevé de Prosper Mérimée(1) en 1837, les quatre banderoles des anges du côté gauche du tympan ont été recensées comme une sorte d’énumération de vertus. Il y a une centaine d’années, les première et troisième banderoles portaient encore des inscriptions peintes qui amenaient cette lecture. Depuis, la première s’est fortement dégradée, plus rien n’y est lisible, quant à la troisième, quelques traces de peinture subsistent suggérant en effet CONSTANCIA. En revanche, les deuxième et quatrième banderoles offrent des gravures limpides et incontestables. A notre connaissance, aucune publication n’a remis en question ce « catalogue » de vertus(2). Pourtant, en 1894, l’abbé Bouillet(3) faisait remarquer que « les mots FIDES, SPES, CONSTANCIA ont été peints à une époque relativement récente, et quoiqu’il nous ait été impossible de lire ceux qui avaient été gravés primitivement, nous ne pensons pas que ce soit les mêmes. CARITAS et VMILITAS sont gravés dans la pierre. Les autres ont été remplis d’une sorte de mastic propre à supporter la peinture. » Le regard critique de l’abbé Bouillet paraît décisif : FIDES/SPES et CONSTANCIA sont suspectes et probablement des recréations ultérieures. Un examen du moule du tympan exposé au palais de Chaillot à Paris nous a livré il y a quelques années une lecture relativement claire, mais perturbante, de la troisième banderole : CONS.DICAT ou CONSPICAT ; hélas, la première banderole est aussi illisible là-bas qu’elle l’est à Conques. Remarquons avant de tenter une interprétation, que ce CONS.DICAT/CONSPICAT devait faire autant, sinon plus, difficulté aux « correcteurs-peintres » qu’à nous. |
![]() Le troisième ange du palais de Chaillot |
Reconstituons le scénario suivant. Après les dégradations (peut-être de l’incendie de 1568 ?), on retrouvait une première banderole illisible, une deuxième portant CARITAS, une troisième, abîmée, où l’on distinguait vaguement un CONS.D/PICAT peu compréhensible et une quatrième, <H>VMILITAS. Puisque les deux inscriptions évidentes désignent des vertus, quoi de plus naturel pour les restaurateurs que de les compléter par d’autres vertus ? CARITAS, la troisième vertu théologale, se voit rejointe par les deux premières : SPES et FIDES. Les lettres encore visibles de la troisième inspirent un CONSTANCIA, dont les quatre premières lettres sont reprises et dont le C, fautif, (il faudrait CONSTANTIA) est suggéré par le C de DICAT/PICAT. Cette faute d’orthographe est révélatrice d’une récupération maladroite de ce qui n’était plus compréhensible. Avant d’essayer de trancher entre CONS.DICAT et CONSPICAT, observons les syllabes finales de nos quatre inscriptions : EDIFICAT rime richement avec CONS.DICAT/CONSPICAT, c’est le cas aussi de CARITAS avec VMILITAS.Il y a peu de chances qu’il s’agisse d’un hasard. Première lecture. Que signifierait CONS.DICAT <H>VMILITAS ? Il devrait à coup sûr contenir une abréviation, CONS.<ILIVM> DICAT. DICAT serait alors un subjonctif présent. L’expression consilium dicere est bien attestée en latin classique dans le sens de « porter conseil ». Il s’agirait donc d’un souhait : « Que l’humilité porte conseil ! », ou, plus librement : « Puisse l’humilité vous guider ! ». En examinant de près la photo du moule de Chaillot, il est possible d’y deviner un point entre le S et le "D", mais une si petite trace est-elle significative sur ce qui n’est jamais qu’une empreinte ? De surcroît, l’arrondi du "D" paraît assez peu naturel, on est tout aussi fondé de lire un P. En tout cas, la principale difficulté provient de l’abréviation : nulle part, le tympan ne la pratique de façon si marquée, et il faut bien constater qu’ici ce CONS. brouillerait le message. On objectera que c’est précisément ce qui aurait poussé le restaurateur-peintre dans le scénario évoqué plus haut à remplacer les verbes par des vertus. Mais si l’on suppose que la première banderole était devenue illisible, CONSD/PICAT avait toute raison d’être éliminé, comme intrus, à côté de CARITAS et d’VMILITAS. Deuxième lecture. Reprenons le message entier comme il se profile maintenant : Bien plus démonstrative encore est l’observation reçue de notre collègue et ami, Jean Richir : Reprenons une dernière fois cette double proclamation. Elle part d’un fait scripturairement établi « la charité édifie », et ajoute « l’humilité moissonne ou discerne ». Il nous semble qu’elle s’insère beaucoup plus harmonieusement dans le ton général du tympan qui proclame et exhorte, que ne pourrait le faire un ennuyeux (?) catalogue de vertus. François De Coster (Contact : fdecoster[at]hotmail.com) |
(1) MÉRIMÉE P. Notes d’un voyage en Auvergne, Paris, Fournier, 1838, p. 182. (retour) (2) Nous étions restés dans ce schéma de liste de vertus lors de notre publication des Lettres Aveyronnaises, 2010, en tentant de substituer TEMPERANTIA à CONSTANCIA qui apparaissait fautif orthographiquement. DE COSTER (François), "Pour une relecture des inscriptions du tympan de l'abbatiale de Conques", Etudes aveyronnaises 2010, Rodez, p. 298. C’était là une erreur que nous reconnaissons volontiers. (retour) (3) BOUILLET A. (abbé) Le jugement dernier dans l’art aux douze premiers siècles, Paris, Mersch (Notes d’art et d’archéologie), 1894, p.41. (retour) (4) Conspicare : (5) Pour rappel, deux des douze vers du tympan sont des pentamètres dactyliques, contenus, il est vrai, dans des distiques élégiaques ; il s’agit de Glōrĭă/ pāx rĕquĭ/ēs || pērpĕtŭ/ūsquĕ dĭ/ēs et de Dēmŏnăs/ ātquĕ trĕ/mūnt || pērpĕtŭ/ōquĕ gĕ/mūnt. (retour) (6) Le mot humiditas, fort semblable à celui-ci, possède, quant à lui, un u long. (retour) (7) Nous avons évoqué dans les Lettres Aveyronnaises de 2010, p.313, cette étonnante disparition des H du côté des élus (OC, XRISTO, VMILITAS), et de son apparition incongrue du côté des damnés (HOMNES). (retour) |