2. MOMENT ET PROJET DU TYMPAN DE CONQUES
QUEL EST LE TEMPS DU TYMPAN ET QUEL EST L'OBJECTIF DE SES CONCEPTEURS ?
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LE MOMENT DU TYMPAN |
Il convient de ne pas confondre les deux actions liées mais bien distinctes : le moment de la Parousie, qui est la manifestation du retour du Christ sur terre, et le moment du Jugement dernier, c'est à dire du procès de toute l'humanité. Le tympan de Conques représente objectivement la Parousie, action qui précède et annonce le Jugement dernier.
Pourtant, ici il est bien question d'un jugement. Alors, de quoi s'agit-il ? |
La pesée d'une âme (psychostasie) (survolez l'image pour reconstituer les parties manquantes)
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En fait, le christianisme distingue deux jugements :
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- le Jugement particulier de tout un chacun, à l'instant de la mort. C'est un jugement individuel où l'âme du défunt est évaluée. |

Un Jugement particulier, Maître de Seriguerola, Vall de Ribes, XIII e s. (sce: wikidata) |
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le Jugement dernier, à la fin des temps, sera, lui, universel, pour toute l'humanité : tous les vivants et les morts seront jugés pour l'éternité. Les corps (ressuscités) et les âmes de toute l'humanité seront alors réunis. Les élus recevront la vie éternelle au paradis et les damnés finiront en enfer. (1)
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Le Jugement dernier, Giotto, chapelle des Scrovegni, Padoue, XIV e s. |
Ce que nous montre le tympan de Conques c'est, en premier lieu, un Jugement particulier (la psychostasie)... |
La pesée d'une âme
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...mais, il annonce aussi l'imminence du Jugement dernier avec la scène cinématique de la résurrection des corps sortant des tombeaux. |

la séquence quasi cinématographique de la résurrection des morts |
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Littéralement, le tympan met en scène un drame eschatologique, celui d'un procès instruit à charge et à décharge. Tous les acteurs du tribunal sont en place : |
- Le Christ est le Juge régalien ; c'est le Roi Juge.
- Satan tient le rôle de l'Accusateur public.
- Le prévenu est le défunt dont l'âme est soumise à l'examen au moment de son trépas.
- Il est défendu par deux avocates : la Vierge Marie, "advocata nostra" et sainte Foy.
- L'archange saint Michel sert de greffier assisté d'un assesseur chargé de la tenue du registre du Livre de Vie. (2)
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Il y a aussi un huissier. |
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Mais quel sera le verdict ? Condamnation ou grâce ? Enfer ou Paradis ? |
LE PROJET DU TYMPAN
En attendant le délibéré, penchons-nous un instant sur les intentions des moines bénédictins qui ont conçu ce portail au XIIe s.
- Leur objectif est d'abord didactique : cette "Bible de pierre" est destinée à instruire les fidèles sur l'Histoire sainte. Le tympan en retrace les principaux jalons incarnés par une vingtaine de personnages soigneusement choisis.
- Il est aussi et surtout éthique : il s'agit de former -et de réformer- les croyants pour leur permettre une (petite) chance de salut.
C'est le sens de l'admonition finale qui conclut les inscriptions :
O PECCATORES TRANSMVTETIS NISI MORES IVDICIVM DVRVM VOBIS SCITOTE FVTVRVM
Ô pécheurs, à moins que vous ne réformiez vos mœurs, sachez que le jugement futur vous sera rude. (3) |
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Si ce n'est pas, pour l'heure, tout à fait la Fin des Temps, c'est du moins le temps de la fin, et nous devrions nous y préparer ! L'avertissement nous en donne encore le temps... Puisque les jeux ne sont pas encore faits, et qu'il n'est pas trop tard !
UN PETIT TRAITÉ DE SOTÉRIOLOGIE (ou le Jugement paradoxal)
Le thème fondamental sous-jacent est la question du Salut, ce que les théologiens appellent la sotériologie.
Ce tympan pose la question des fins dernières : qu'adviendra-t'il de nous après notre mort ? À cette inquiétude métaphysique vieille comme le monde, le christianisme apporte la réponse de la quête du Salut, l'espérance de la vie éternelle.
- La situation est claire pour ceux qui sont entièrement bons, comme les saints par exemple : ils iront directement au Paradis ;
- elle est simple aussi pour ceux qui sont entièrement mauvais : ils finiront en enfer.
- Mais quid de la majorité d'entre nous, tous ceux qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais ? Ici, le jugement reste incertain : y aura-t-il beaucoup d'appelés mais peu d'élus ? (4)
Á ce dilemme, le tympan de Conques apporte une réponse france. Mais c'est une réponse paradoxale, ce qui le rend particulièrement intéressant... |
Les inscriptions rappellent toute la rigueur de la loi :
Discedite a me <maledicti in ignem æternum>
Maudits, retirez-vous de moi, dans un feu éternel. (Mt 25, 41) (5)
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Certes, mais les images disent tout autre choseet accordent une place fondamentale à la rédemption, à la rémission des péchés, à la miséricorde et in fine au salut. (6)
Pour y parvenir, le tympam agit sur deux leviers :
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le rôle de la Grâce. Le salut par la grâce est à mettre en cohérence avec la dédicace première de l'abbatiale dédiée au Saint-Sauveur en 819 ;
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la foi sauve. Ce slogan, véritable leitmotiv du tympan, est conforme à la seconde dédicace à sainte Foy dès 883 (après la translation des reliques rapportées furtivement d'Agen). La foi est la condition nécessaire (mais peut-être pas suffisante) au Salut.
Démonstration par l'image :
LA PESÉE PARADOXALE |

Le Diable appuie de ses deux doigts sur le fléau et le plateau pour tenter de l'emporter. Survolez l'image pour visualiser l'état réel
Malgré tricherie du diable, le fléau de la balance penche du bon côté ! Les dés seraient-ils un peu pipés ?
Comment cela est-il possible ? Regardons de plus près :
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Survolez l'image pour visualiser les détails |
- Dans le plateau de droite, l'âme du défunt est matérialisée par sa tête vue de profil et ses œuvres, ou plutôt ses fautes, lourdes, sont symbolisées par des flammes. (On devine sur ce visage un œil équarquillé et des lèvres entrouvertes d'étonnement de ce qui lui arrive.)
- Dans le plateau de gauche, deux croix symbolisent la grâce et la foi. Miracle : leur poids prépondérant l'emporte sur celui des actes. Le diable en sera ici pour ses frais ! (7) (On comprend mieux la surprise de l'âme du défunt) |
Suivons le parcours de l'âme après sa pesée.
Elle choit aux pieds du passeur qui enfourne les pécheurs dans la gueule du monstre. |

Survolez l'image pour repérer la chute du défunt parmi ses devanciers
enfournés par les démons |
On fait la queue à la porte de l'enfer...
Mais, heureusement, ce n'est pas la seule issue ! Regardons ce qu'il se passe sur la gauche de la scène : |
Nous assistons en direct à une étonnante scène de transfuge.
Un ange subtilise au nez et à la barbe du démon une âme rescapée, l'arrache à la Géhenne et la conduit à travers la muraille vers le paradis.
Le démon se retourne, furieux mais impuissant. (8)
Mais comment cette exception dérogatoire à toute logique est-elle possible ? |
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Pour comprendre cette rocambolesque évasion, il faut porter notre regard juste au-dessus où la Vierge Marie prie les mains jointes.
Mais pour qui donc prie-t-elle ? Si ce n'est pour atténuer et abréger les souffrances des pécheurs soumis à l'épreuve ?
L'Église catholique appelle ces intercessions auprès du Christ miséricordieux les "suffrages" des saints. L'intercession des saints en faveur des pécheurs permet leur libération ou du moins une certaine remise de peine.
C'est du reste le but des prières pour les morts que l'Église encourage (messes des défunts, neuvaine des morts, trentain grégorien, quarantaine ou "messe des 6 jours", etc). |

La Sainte Vierge orante
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Les suffrages de la Vierge Marie ne sont pas les seuls moteurs de la rédemption. D'autres forces sont à l'œuvre dans ce tympan, en particulier la Grâce divine. C'est tout le sens de la gestuelle du Christ. |
La présence du Père (invisible) est suggérée par une série d'ondes verticales qui descendent du registre supérieur vers la terre.
La main droite du Christ, levée vers le ciel, reçoit les Grâces du Père et sa main gauche, abaissée vers l'ici-bas des pécheurs les déverse vers les hommes. |
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De même, du Christ lui-même, émanent d'autres ondes, horizontales cette fois. Plus arondies, plus douces, elles rayonnent latéralement non seulement vers le Paradis à sa droite, mais aussi vers le monde des pécheurs à sa gauche ! |
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L'INFLUENCE DE HUGUES DE SAINT-VICTOR |
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En fait la conception conquoise du salut reflète la théologie de Hugues de Saint-Victor, le grand théologien et pédagogue de l'école de l'abbaye Saint-Victor, sur la montagne Sainte-Geneviève aux portes de Paris. (9)
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Le chanoine Hugues de Saint-Victor rédigeant le Didascalicon
(Bibliothèque de l'université royale de Leyde) |
Le point essentiel de la théologie de Hugues est le processus de restauration qui consiste à ramener un être -ou une âme- à sa pureté originelle, c'est à dire lui restituer le vision de Dieu qu'avait Adam avant la chute, lorsqu'il pouvait le contempler dans toute Sa lumière.
La lumière, c'est à dire la connaissance, joue un rôle essentiel pour restituer cette pureté, cette intégrité. Le travail de restauration, ou de justification, s'accomplit au cours de la vie par l'étude, la prise de conscience, la pratique du bien, la prière, la confession, l'ascèse, mais la mort ne l'interromp pas. Il se prolonge dans l'au-delà. La restauration post mortem existe évidemment pour qui croit à l'immortalité de l'âme, mais elle requiert le concours des vivants et des saints.
Ce travail de restauration, c'est précisément ce que nous voyons à l'œuvre à Conques : |

La création d'Adam, Michel-Ange, chapelle Sixtine |
Les flammes visibles au registre inférieur éclairent le pécheur mais ne le brûlent pas. C'est le feu purificateur, expiatoire, régénérateur, on dira bientôt purgatoire. (10)
C’est la raison pour laquelle les visages des âmes tourmentées demeurent toujours ici impassibles, sans aucun signe de douleur.
Ils sont beaux.
À Conques, ce sont des éprouvés, pas des damnés.
Le contraste est saisissant avec les trognes très expressives, grimaçantes et laides des démons qui les soumettent à l'épreuve. Peut-être même, ces diables, chargés d'éprouver les âmes en peine, contribuent (à leur corps défendant) au processus de restauration, en leur faisant prendre conscience de leurs fautes. |

Des flammes purificatrices qui éclairent mais ne brûlent pas |
Des éprouvés impassibles

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Malgré
les dures épreuves qu'ils subissent (langues arrachées, têtes dévorées, pendaisons et autres supplices), les pécheurs ne semblent ressentir aucun signe de souffrance physique. C'est à peine s'ils écarquillent les yeux d'étonnement. Sans crainte, ils demeurent impavides et sereins : ils poursuivent ou entreprennent leur œuvre de restauration.
Leur attitude n'est pas étrangère à la paix qui règne au purgatoire selon Catherine de Gênes. (11) |
Et là, juste sous les pieds de Satan, nous trouvons l'Homme restauré qui se redresse et s'éveille à la pleine conscience. Son âme est purifiée, justifiée par le feu purgatoire.
Nous sommes loin du "paresseux" identifié par certains commentateurs passablement folkloriques. |

L'homme restauré |
Ainsi se dessine une ligne géométrique majeure : « la diagonale de la grâce ». Cette ligne prend son origine dans les ondes divines, passe par les mains et le cœur du Christ et aboutit exactement sur la tête de l'homme restauré allongé aux pieds de Satan. |

La diagonale de la Grâce |
De fait, tous les élus admis au paradis ne sont pas nécessairement des saints. Certains ont péché de leur vivant terrestre, puis ont été restaurés. Ils sont sauvés parce qu'ils ont la foi.
Voici par exemple un groupe de trois élus, dépourvus d'auréole, accueillis à la porte du paradis et à qui un ange offre le « Pain de Vie ». Une allusion aux paroles de Jésus : « Celui qui croit a la vie éternelle. Moi, je suis le pain de vie » (Jn 6, 35 ; 47-48) |
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Poursuivons l'approche par l'analyse de la composition du tympan. Troisième chapitre : la structure du tympan |
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(1) L'Église justifie l'existence de deux jugements en raison des conséquences positives ou négatives des actes (mais aussi des pensées et propos) d'un
humain qui peuvent se répercuter au-delà de la mort, et parfois pendant fort longtemps.
(L'idéologie d'un Adolf Hitler est souvent donnée en exemple, au risque de franchir déjà le point godwin) (retour)
(2) Le Livre de Vie contient la liste des élus : « La Mort et l'Hadès rendirent les morts qu'ils gardaient, et chacun fut jugé selon ses œuvres. Alors la Mort et l'Hadès furent jetés dans l'étang de feu - c'est la seconde mort cet étang de feu. Et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le livre de vie, on le jeta dans l'étang de feu. » (Ap 20, 15) (retour)
(3) Cette admonition rappelle le commentaire que Bède le Vénérable donnait, au VIIIe s. du Jugement dernier de l'église Saint-Pierre de l'abbaye de Wearmouth-Jarrow : « pour ceux qui pénètrent dans l'église, même s'ils ne savent pas lire [...] se souviennent, ayant sous les yeux la préparation du dernier jugement, qu'ils doivent se soumettre à un examen de conscience plus rigoureux ». Historiam abbatum monasterii huius (circa 730), cité par Yves Christe, Jugements derniers, Zodiaque, p. 18 (retour)
(4) Mt 22, 14 (retour)
(5) Le verset suivant en donne la raison : « car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire. » (Mt 25, 42) (retour)
(6) D'une certaine façon le texte, et avec lui la loi et le dogme, s'adresse aux clercs et à la raison, tandis que l'image qui suggère la Grâce et la foi, parle au cœur et interpelle directement les fidèles, paroissiens et pélerins. (retour)
(7) Dans La naissance du Purgatoire, Jacques Le Goff explique que la psychostasie est considérée au moyen-âge comme un véritable combat entre l'archange et le Diable. Saint Michel triche tout autant que son adversaire, comme on le voit sur le tympan de la cathédrale Saint-Lazare d'Autun (illustration). Et lorsque les forces contraires sont égales, saint Michel tranche toujours au profit du défunt. Cf. Le Goff (Jacques), La naissance du Purgatoire, Gallimard, Coll. Folio Histoire, Paris, 1991. (retour)
(8) Cette image d'une âme arrachée à la gueule de l'enfer n'est pas sans réminiscence avec le récit biblique de David qui arrache un agneau dans la gueule du lion (cf. 1 Samuel 17, 34-36) (retour)
(9) Chanoine augustinien de Saint-Victor (monastère fondé en 1108 par Guillaume de Champeaux près de Paris), Hugues (1096-1141) est un des principaux théologiens du XIIe s. Il dirige l'école monastique victorine qui devient alors un pôle intellectuel majeur de l'occident chrétien. Cette école et ses méthodes en font un précurseur des universités. Artisan de la la Renaissance romane, c'est aussi un excellent pédagogue, une sorte d'humaniste avant la lettre, qui place la connaissance au cœur de la formation, fondée sur l'étude des sciences, la lecture et l'herméneutique (étude des textes). Il est à l'origine de grands progrès de la scolastique. En savoir plus sur Hugues de Saint-Victor. (retour)
(10) L'idée d'un feu purificateur est très ancienne et le concept de Purgatoire assez difficile à dater avec précision. Le dogme catholique est bien établi au XIIIe s. et Jacques Legoff date des décennies 1170-1180 le passage du terme purgatoire d'un état à un lieu, d'un adjectif à un substantif ; donc bien après la construction du tympan. Les premiers documents employant le terme datent de 1176 (lettre de Nicolas de Saint-Alban, moine bénédictin, au moine cistercien Pierre de Celle) et même de 1133 (note de l'archevêque de Tours Hildebert de Lavardin). Toutefois la notion est plus ancienne encore et remonte aux premiers temps chrétiens, si ce n'est dans la Bible. Pierre Chaunu signale le concept de feu expiatoire chez saint Augustin (354 - 430) ; Grégoire le Grand (ca 540 - 604) emploie l'expression de "feu purificateur". Le Goff lui-même note que « la réalité de secourir les défunts par la prière et l'ascèse est clairement établie dès l'antiquité chrétienne ». Tout compte fait, de ce point de vue, le tympan de Conques n'est pas si novateur que cela ! Le concept de Purgaroire répond à une aspiration de clémence et d'équité pour offrir une perspective de rachat aux humains ayant commis quelque péché véniel mais morts sans confession ni absolution et pour lesquels une damnation éternelle paraît injuste. (retour)
(11) Pour la mystique sainte Catherine de Gênes, le purgatoire est un lieu de contentement où les âmes reçoivent avec joie leur purification. Cf. le chapitre 2 de son Traité du Purgatoire (début XVIe s.) : « Aucune paix n’est comparable à celle des âmes du purgatoire, excepté celle des saints dans le ciel, et cette paix s’accroît sans cesse par l’écoulement de Dieu dans ces âmes, à mesure que les empêchements disparaissent.
La rouille du péché est l’obstacle et le feu le consume sans trêve, de sorte que l’âme, en cet état, s’ouvre aussi continuellement pour recevoir la divine communication. » Cet état n'est pas très éloigné de l'ataraxie (état d'absence de troubles). (retour)
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