3. LA STRUCTURE DU TYMPAN DE CONQUES | |||
La composition du tympan est organisée selon des règles géométriques rythmées par des structures répétitives tantôt binaires tantôt ternaires. |
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Une première structure saute aux yeux :
celle d'un diptyque avec deux mondes bien distincts : |
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Le diptyque du Bien et du Mal |
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Entre ces deux volets, l'espace central consacré au Christ en gloire, nimbé de sa mandorle assure la charnière. |
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Un triptyque dont panneau central constitue l'élément moteur de la composition |
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Ce panneau central articule un axe central qui relie les trois actes du drame : la Révélation, la Parousie et le Jugement.
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Une autre structure est facilement perceptible : la division en trois registres superposés : |
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Les 3 registres |
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Cette division horizontale correspond à une structure spatio-temporelle qui distingue trois lieux (mondes céleste, terrestres et souterrains) mais aussi trois temps (éternité, présent, passé) |
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« IL Y A BEAUCOUP DE DEMEURES DANS LA MAISON DU PÈRE » (Jn 14, 2) | |||
Ici, il est nécessaire de faire un peu de vocabulaire pour désigner les différents lieux de l'au-delà. Les théologiens les appellent les « Demeures ». - Au registre supérieur, le Ciel, la demeure du Père (Nous y reviendrons très bientôt) ; |
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Au registre médian à la dextre du Messie : les demeures paradisiaques où les élus avancent en procession vers le Salut : c'est l'Église en marche dans le temps présent ; |
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Les demeures paradisaques et la marche de l'Église |
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- Au registre inférieur, dans le limbes, le "Sein d'Abraham"(1), cette "antichambre du Paradis", relate les débuts de l'Histoire du Salut au temps de l'Ancien Testament. Les Justes de l'Ancien testament ont droit au salut, mais dans l'attente du jugement dernier, ils demeurent dans les limbes. | |||
Le sein d'Abraham ou les limbes de la Jérusalem céleste |
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Le sein d'Abraham stricto sensu |
Le sein d'Abraham, chapiteau roman, musée d'Unterlinden (Colmar) |
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La synecdoque du Sein : Abraham est représenté les bras ouverts embrassant sa descendance (Isaac et Jacob) : c'est l'image de son sein au sens strict. |
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c’est sous ce terme que les lieux situés à la gauche du Christ sont textuellement désignés au tympan : |
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Tartare, c'est un terme latin dérivé du grec Τάρταρος (Tartaros) qui désigne le séjour des morts. C'est l'équivalent du Shéol hébraïque (2). Ou plutôt de la Géhenne, à l'origine une antichambre, étape transitoire de purification des âmes. Dans la civilisation grecque, c'est une vaste contrée souterraine qui contient, entre autres, le palais d'Hadès. On y rencontre Sisyphe, les Érynies (ou Furies) telles Tisiphone ou Mégère, les Gorgonnes, les Cyclopes, les Titans, les Hécatonchires et toutes les divinités chtoniennes (Hadès, Déméter, Perséphone...). |
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La civilisation chrétienne conserve le terme dans Nouveau Testament, où il n'est employé qu'une seule fois. C'est donc un hapax, inséré dans la seconde épître de Pierre : « Car si Dieu n'a pas épargné les Anges qui avaient péché, mais les a mis dans le Tartare et livrés aux abîmes des ténèbres, où ils seront réservés pour le Jugement [...] c'est que le Seigneur sait délivrer de l'épreuve les hommes pieux et garder les hommes impies pour les châtier au jour du Jugement. » (2Pi 2, 4 - 9) Le Tartare est donc un lieu d'attente du Jugement dernier. (3) |
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On peut retirer un autre enseignement de ce verset : c'est que certains, plongés dans ce lieu de ténèbre en attente du Jugement, peuvent être "délivrés de l'épreuve" : c'est exactement ce que montre le tympan de Conques. Il s'agit de quelques uns seulement, les « hommes pieux », qui seront sauvés car ils ont cru. (Leur foi les a sauvés). |
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N.B. Le terme Tartare est au pluriel (Tartara) : il y a donc plusieurs Tartares. Nous pouvons distinguer le Tartare des Vivants (registre médian du temps présent) et le Tartare des Morts (registre inférieur du passé). Nous verrons qu'ils sont de contenu et de structure très différents. (4) |
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Poursuivons l'analyse de la structure du tympan. Sa composition suit une construction bien réfléchie. Les Bénédictins rouergats qui l'ont conçu ont repris les méthodes de la didactique scolastique établies par Hugues de Saint-Victor. Ce futur directeur de l'école monastique victorine rédige vers 1130 un manuel d'enseignement, le Didascalicon, une méthode de lecture qui a connu très rapidement un énorme succès dans tout l'occident chrétien. En fait Hugues, maillon important de la transmission de l'héritage antique, y reprend des principes pédagogiques classiques empruntés à Quintillien. (5) | |||
UN BON PLAN Hugues préconise une méthode efficace pour structurer et clarifier un propos : elle consiste à l'organiser à la manière d'un plan de maison, avec ses bases fondamentales, ses entrées, ses pièces disposées logiquement, ses étages, ses ouvertures, etc. Chaque idée prend place alors dans un locus, à un endroit significatif. Les concepteurs du tympan ont appliqué cette astuce à la lettre : |
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Le plan de la "Maison du père" |
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À la manière des poupées gigognes, les maisons s'emboitent les unes dans les autres. Sous le grand toit du gâble, la "Maison du Père" abrite non seulement le toit de la Jérusalem céleste mais aussi celui de l'entrepôt du Diable, car « Il règne sur les deux mondes ». (6) |
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Notons au passage le souci du détail : les tours et les créneaux des remparts, leurs pierres et même les ferrures sont dessinés ! | La serrure et les pentures de la porte du Paradis |
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Le cadre de la composition étant fixé, il est temps d'explorer les scènes historiées de cet Opera Mundi. Quatrième chapitre : décryptage des scènes. |
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(1) Déjà dans la tradition judaïque, les Justes rejoignaient le sein d'Abraham après leur mort. Le christianisme conserve tradition (cf. la parabole du mauvais riche et du pauvre Lazare, où le riche plongé dans l'Hadès voit au loin Abraham et Lazare en son sein. Lc 16, 22-31) et y place les Justes, Prophètes et Patriarches de l'Ancien Testament autour d'Abraham, dans une demeure souvent appelée le limbe des patriarches (limbus patrum). Morts avant la résurrection du Christ, ils séjournent dans ce lieu aux marges de l'enfer dans l'attente du Jugement dernier où ils auront pleinement droit au Salut éternel. Entre sa mort et sa résurrection, Jésus est descendu aux limbes pour libérer les Justes de l'ancien testament, qui figurent désormais dans la Jérusalem céleste ici représentée. Le christianisme distingue aussi dans les limbes, le limbe des enfants (limbus puerorum) séjour des enfants morts avant d'avoir reçu le baptême. (retour) (2) Le shéol, comme le ventre du monstre qui a englouti Jonas, ressemble beaucoup aux Tartares de Conques, comme un lieu où pénètre la Grâce divine :« du sein du shéol, j'ai appelé, tu as entendu ma voix. [...] Yahvé commanda au poisson qui vomit Jonas sur le rivage. » (Jon 2, 3 ; 11) (retour) (3) Tertullien (fin IIe - début IIIe s.), puis saint Augustin (De Genesi ad Litteram, 12, 32) et Honorius d'Autun (Elucidarium, 3, 2) pensent qu'il existe un lieu d'attente provisoire en attendant l'avènement du Christ et la résurrection. Ils s'appuient sans doute sur l'Apocalypse de Jean : « la Mort et l'Hadès [i.e. le Tartare] rendirent les morts qu'ils gardaient, et chacun fut jugé selon ses œuvres » (Ap 20, 13). Pour saint Thomas d'Aquin (XIIIe s.) « les Justes de l'Ancien Testament demeurent dans les Limbes des Patriarches où ils devaient rester jusqu'à ce que Christ rachète le monde en payant de son sang la rançon de l'humanité pécheresse ». (retour) (4) On pourrait citer ici la description du Purgatoire par Geoffroy de Poitiers (mort en 1231) : « Il y a diverses demeures dans le Purgatoire : les unes sont appelées lieux obscurs des ténèbres, d’autres main de l’enfer, d’autres gueule de lion, d’autres Tartare. » (Cité par Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Folio Histoire, éd. 2002 p. 239). (retour) (5) Quintilien, enseignant pédagogue latin du Ier siècle de notre ère, auteur de l’Institution oratoire (De institutione oratoria) est célèbre pour sa méthode d'analyse fondée sur les questions clés : Qui, Quoi, Où, Quand, Comment, Pourquoi ? (retour) (6) Le diable (διάβολος) divise (comme son nom l'indique) tandis que Dieu unit. (retour) |