LES DIFFÉRENTES CATEGORIES DE FAUTES : LES PÉCHÉS CAPITAUX
Au sein des Tartares du tympan de Conques, on retrouve les catégories traditionnelles de péchés. Une catégorie célèbre regroupe les péchés capitaux, c'est à dire premiers, tête de chapitres, à l'origine dune multitude de péchés qui en découlent. En voici quelques uns :
- Le couple adultérin, la corde autour du cou et les mains liées, représente la luxure.
- Le chevalier tournoyeur incarne l'orgueil.
- L'usurier qui convoite une bourse personnifie l'envie. |

La luxure (couple adultérin) |

L'orgueil (chevalier tournoyeur) |

L'envie (la convoitise de l'usurier) |
- L' avare pendu la bourse au cou représente l'avarice.
L'image renvoie par le jeu de la polysémie à la pendaison de Judas suite à sa trahison pour trente deniers. |

L'avarice |
Eventuellement on pourrait déceler un autre péché capital, la colère, mais dans ce cas retournée contre soi-même avec ce suicidaire qui s’enfonce un poignard dans la gorge.
Ce pourrait être surtout une allusion à l’« endura », le jeune à mort des Parfaits cathares dont l’hérésie manichéenne commence à se répandre dans le midi malgré la condamnation par l'Église romaine. |

La colère (ou le Cathare suicidaire ?) |
PÉCHÉS VÉNIELS vs MORTELS
Toutefois au XIIe siècle, cette typologie n'est pas la plus pertinente et les fameux "Sept péchés capitaux" ne sont pas représentés systématiquement ici : il manque par exemple l'acédie et la gourmandise.
Une classification plus probante repose sur la gravité des conséquences des fautes commises et distingue les péchés véniels des péchés mortels.
Les premiers sont rédimables, c'est à dire qu'ils peuvent être rachetés, par la confession, la pénitence, la prière ou le travail de restauration. Ils abondent notamment dans le registre du Tartare des vivants où nombre des fautes commises dans le cadre de la société sont de ce type. Ils ont été commis « en pensée, en parole, par action ou par omission », mais souvent par faiblesse, par habitude, sans y réfléchir vraiment. Le purgatoire sera inventé précisément pour leur expiation.
Il en va tout autrement pour les péchés mortels, c'est à dire commis sciemment, en toute connaissance de cause. Ceux-là ne sont pas rédimables et privent leurs auteurs de rédemption et donc de la Vie éternelle.
C'est le cas de la calomnie. Ce menteur délibéré se voit arracher la langue à main nue pour avoir menti, calomnié, juré, médit, ou pire blasphémé… |

Le calomniateur
|
|
|
LE BLASPHÈME
Ce moine est probablement un goliard, moine gyrovague qui voyage d'abbaye en château pour jouer à l'occasion sur sa rote (psaltérion) des airs profanes telles les "Carmina burana" et autres chants burlesques, satiriques voire paillards.
Un démon arrache la langue avec des tenailles, tandis qu'un autre resserre le garrot de cet homme de peu de foi.
Notons que la position de cet écoinçon est l'inverse symétrique de celui de la foi, incarnée par la fillette martyre.
L'épigraphie dresse une liste de profils humains voués par leurs fautes aux Tartares : ce sont tous les pervertis (perversi), les injustes (iniusti), voleurs (fures), menteurs (mendaces), cupides (cupidi), rapaces, (rapaces), trompeurs (falsi), et autres criminels (scelerati). |
 |
UN PAS DE CÔTÉ HORS DES SENTIERS BATTUS
Nous vous proposons ici des interprétations assez éloignées de la vulgate communément admise (et somme toute plutôt conformiste) :
- pour mémoire, nous avons déjà évoqué non pas le prétendu faux-monnayeur mais bien le véritable maître de la monnaie, le serviteur de Mammon.
- De même, ce n’est pas un braconnier qui est rôti par un lapin, mais bel et bien le chasseur lui-même.
Ou plus exactement un de ces hommes qui vivaient à l’écart des communautés villageoises, ces « forbannitus », ces exclus menant une existence hors du ban, et vivant de la chasse. Ils avaient très mauvaise réputation et étaient suspectés de pratiquer l’homosexualité.
(Sans doute d'ailleurs ces derniers n'avaient-ils pas d'autre issue que de s'exclure d'eux-mêmes au fin fond des bois.) Pris par le malin, l'homme embroché est mordu par un serpent.
Ici encore, cette scène mortifère occupe la position inverse de celle de la résurrection des morts, pour signifier que ces hommes sans foi ni loi ne mériteront pas le salut et brûleront éternellement dans les flammes de l'enfer. Celles-ci sont d'ailleurs représentée et il ne s'agit plus ici du feu métaphorique de la restauration, mais bien des flammes qui consumment et font rôtir ce "forban". |
 |
La suspicion d'homosexualité est d'ailleurs suggérée par la présence du diable aux oreilles de lièvre, bête réputée impure, fornicatrice, coprophage, et symbole pédérastique dans la Grèce antique : c’était en effet l’offrande traditionnelle de l’éraste à son éromène dans l’antiquité grecque. |

Le lièvre, offrande de l'éraste à l'éromène
(céramique attique à figure rouge, V e s. av. J.-C.,
Musée national étrusque, villa Giulia, Rome) |
LE RITE STEDINGIEN, OU L'OUBLI DE DIEU |
|
Ce "chasseur" marginal embrasse sur la bouche un crapaud. C'est une allusion explicite au rite satanique dit rite stadingien.
Les stedinger étaient un peuple de Basse-Saxe qui, lui aussi, vivait à l'écart, isolé dans les marais de la Weser et sur les îles de la Frise orientale en mer du Nord. Peuple d'hommes libres, régis par les codes du Thing (leur assemblée locale), ils vivaient au XIe s. d'un peu de piraterie et assèchaient les polders. Farouchement autonomes, ils refusaient surtout le contrôle fiscal de l'archevêque de Brême.
On leur reprochait des pratiques païennes héritées d'anciens cultes germaniques et de constituer une secte hérétique manichéenne. On leur prêtait - à tort ou à raison - des rites sataniques consistant à embrasser des crapauds sur la bouche.
Ils avaient peut-être remarqué les effets hallucinogènes et amnésiques d'une sécrétion de bufoténine, substance toxique de la peau du crapaud. La bave du batracien avait pour effet d'effacer de la mémoire tout souvenir du christianisme. (1)
Une allusion probable à l'apostasie. (2) |

Le crapaud, symbole d'apostasie (cf. le rite des Stedinger) |
La vulgate (passablement folklorique) voit un gourmand dans ce personnage au très gros ventre. Le châtiment de la gourmandise serait une immersion dans la grande marmite de soupe... |
S'agit-il vraiment de la gourmandise punie par le feu infernal ? |
Non, pour nous, il est question d'une faute beaucoup plus grave : c'est une scène proprement infernale. Une scène d'avortement. Les sorcières étaient en effet réputées capables de préparer des potions abortives.
Et l'on retrouve ici le mythe de Lilith qui provoque des fausses couches et tue les nourrissons. (Et comme elle, cette femme gravide n'a pas de poitrine visible.) (3)
Le chaudron maléfique, les pieds fourchus, le mortier, le serpent et le crapaud sont les signes patents de la sorcellerie (et non des remèdes pour une indigestion...) |
|
LES HÉRÉSIES |
|
Qui sont ces deux personnages un grand livre à la main, l'un debout l'autre couché dans la section des péchés sociaux du Savoir ?
Pour Pierre Séguret, ce sont des hérétiques.
En effet,
plusieurs hérésies se développent aux XIe et XIIe s. sous l’influence de prédicateurs ambulants qui parcourent la Provence, le Languedoc et l’Aquitaine :
- Bérenger de Tours (998-1088) qui doute de la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie ;
- Pierre de Bruys (1095-1131) dont les adeptes brisent les autels et les croix ;
- Arnaud de Bresce (1100-1155), disciple d’Abélard, dénonce le pouvoir temporel des papes et participe aux révoltes des Romains contre le pape ;
- Henri de Lausanne (1116-1148) fustige le célibat des clercs, prône une pauvreté totale du clergé, réfute l'existence d'un feu purgatoire et n'admet que le salut ou la damnation (aux antipodes du propos du tympan de Conques !) ;
- Enfin, l'hérésie cathare est bien présente au début XIIe s. comme l’atteste le concile de Toulouse en juin 1119 où Calixte II renouvelle la condamnation des hérésies manichéennes languedociennes. (4) |

Les hérétiques
avec leurs livres de faux prophètes |
Une hypothèse à confirmer |
|
Une énigme persiste avec les quatre clercs qui surplombent l'empereur Henri V.
Dans le cadre d'une hypothèse, certes audacieuse, mais plausible d'une datation très basse du tympan (au cours du dernier tiers, voire dernier quart du XIIe siècle, après le traité de Venise en 1176), il pourrait s'agir de quatre antipapes :
- Anaclet II (1130-1138) ;
-
Victor IV (1159-1164) ;
- Pascal III (1164-1168) ;
- Calixte III (1168-1178).
Les trois derniers correspondant au règne de Frédéric Barberousse (1155-1180).
Quoi qu'il en soit, leur proximité immédiate avec un empereur induit une association d'idée entre ces clercs et le pouvoir politique. |

Le quarteron des antipapes ? |
UNE DOUBLE GRADATION DES FAUTES
Les scènes ne sont évidemment pas disposées au hasard. Il semblerait qu'il y ait un gradient horizontal de gravité croissante des fautes au fur et à mesure que l'on s'éloigne du Christ (et que les regards des personnages se détournent de lui).
Ainsi, la simonie serait-elle un peu moins grave que la production de l’argent et le commerçant moins coupable que l’usurier ?
N'y aurait-il pas aussi un gradient vertical des péchés véniels aux péchés mortels, la rédemption devenant de moins en moins possible au rythme de l'éloignement du Ciel ?
L'abbé aurait-il davantage droit à la miséricorde que son évêque et a fortiori que son pape ?
Dans cette hypothèse, avec la scène de l'avortement dans le coin inférieur droit, nous serions vraiment au plus profond des enfers, sans aucun espoir de rémission. C'est d'ailleurs cette scène que l'index gauche de Satan pointe d'un geste accusateur.
Dans cette supposition, on peut s’interroger sur le positionnement de la sphère du domaine social juste au-dessus du domaine privé.
L'Église condamnerait-elle plus sévèrement les péchés personnels parce qu’ils relèvent du choix des individus ? Et montrerait-elle plus de mansuétude envers les fautes commises collectivement dans le cadre des rapports économiques, sociaux ou politiques de la société ? Serait-ce sa façon d'interpeller la conscience des fidèles ? Et d'accorder davantage d'indulgence pour les institutions ? |
|
|