6. LES TARTARES |
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DÉCRYPTAGE DES SCÈNES HISTORIÉES |
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À tout seigneur tout honneur, commençons par le maître des lieux, le Prince de ce monde (Jn 12 : 31) : Satan. |
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Hirsute, grimaçant, les yeux exorbités, les jambes enserrées de serpents, l'impudique Satan trône... sur un tabouret dérisoire. Le Diable rit. Oui, mais il rit jaune. (1) Son rictus manifeste une rage. Sa colère provient peut-être de ce que lui susurre à l'oreille le diablotin histrionesque, par exemple un verset de l'évangile de Jean : « Le Prince de ce monde est déjà condamné. » (Jn 16, 11) En effet, le Malin n'est pas entièrement le maître chez lui : sous ses propres pieds un pécheur est restauré ! Et l'Apocalypse annonce sa destruction finale (Ap 20, 10)
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| UN TARTARE VIRGILIEN | ||
Les Bénédictins cultivaient l’amour de Dieu... et l’amour des Belles Lettres. Aussi ont-ils puisé dans les textes antiques leurs sources d’inspiration. Ils imaginent un Tartare très virgilien. On y retrouve en effet des personnages de l'Enéide (chant VI) : - Charon, le passeur, ou plus exactement Charun, son homologue étrusque, muni d'une masse destinée à assommer les défunts rétifs ; - Cerbère le terrifiant gardien de la porte des enfers. ![]() Charun, le passeur psychopompe étrusque |
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| - L’Érinye Tisiphone qui fouette les défunts avec des serpents torves. | ![]() |
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Tisiphone armée de serpents |
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UN TARTARE TRÈS STRUCTURÉ : |
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Malgré une apparence de fouillis, le Tartare est un espace organisé. |
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| On distingue tout d'abord au registre médian, le Tartare des Vivants qui, rassemble les péchés sociétaux du monde contemporain. On y trouvera les acteurs de la vie quotidienne : des artisans, des ecclésiastiques, des monarques... Le milieu est ouvert, sans aucune fermeture latérale. | ![]() Le Tartare des Vivants avec les travers sociaux du temps présent |
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| - Bien différent est le Tartare des Morts du registre inférieur : c'est ici un monde clos, enserré entre des murs pleins. Un toit en bâtière couvre hermétiquement cet entrepôt du Diable. Ici, sont représentés les péchés personnels, c'est à dire du ressort de la vie privée des individus. Ce Tartare-là n'est donc pas si éloigné de l'Enfer. | ![]() Le Tartare des Morts évoque les péchés personnels |
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| UN CLASSEMENT FONCTIONNEL SELON LES 3 ORDRES : PÉCHÉS DU SAVOIR, DE L'AVOIR ET DU POUVOIR |
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Le Tartare des Vivants qui rassemble les principaux maux de la société, dans les domaines économiques, politiques et religieux.
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| L'AVOIR (laboratores) | ||
Le premier travers social épinglé concerne un commerçant ou artisan drapier dominé par un démon qui dévore la pièce de tissu dans laquelle il est drapé. Lilith, la première femme d'Adam, fut créée du limon de la terre. La tradition judaïque (Talmud, kabbale, Midrashim), issue des récits assyro-babyloniens de l'époque de Gilgamesh, la décrit comme un être maléfique et androgyne.
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![]() Le drapier et la démone androgyne Lilith |
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Juste au côté de ce commerçant, voici l'usurier, pendu par les pieds. L'usure, c'est à dire le prêt d'argent contre intérêts, est un négoce permettant de s'enrichir sur les besoins de plus pauvre que soi, un gain honteux, pour cela condamné par l'Église. (2) Cet usurier avide convoite avec envie (un péché capital) une bourse d'argent posée devant ses yeux . |
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| Il est affligeant que certains commentateurs répètent encore à l'envi aux touristes massés au parvis qu'il s'agirait d'un "ivrogne vomissant" (sic). Pourtant, il suffit de regarder et de voir. | ||
Le plus fautif de tous les serviteurs de l'argent n'est-il pas le Maître de la monnaie ? Le voici assis dans les flammes (infernales) de sa forge avec tous les instruments nécessaires pour battre la monnaie : le creuset, l'enclume, le maillet (en partie brisé) et surtout le poinçon. C'est bien le serviteur de Mammon, le dieu de l'argent. « Aucun homme ne peut servir deux maîtres : car toujours il haïra l’un et aimera l’autre. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. » (Mt 6, 24) |
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Le moulage du tympan (3) a révélé un détail invisible mais lourd de sens. Au revers du poinçon, sur la face servant à marquer les monnaies, il y a une inscription invisible depuis le sol. Il est écrit : CUNEUS (le poinçon). C'est la marque du batteur de monnaie. Il ne s'agit pas d'un faux-monnayeur mais bien de l'émetteur officiel du monnayage. Les Bénédictins du XIIe s. sont plus radicalement engagés qu'on ne veut bien le penser. |
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| LE POUVOIR (bellatores) | ||
Pour cet autre "péché collectif", le tympan met en scène la fameuse Querelle des Investitures (1075 - 1122), c'est à dire la longue lutte qui oppose les Empereurs germaniques au pape pour la nomination des évêques et pour la définition de l'équilibrage entre leurs pouvoirs temporels et spirituels.
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Les principaux acteurs de la Querelle sont plongés dans le Tartare, notamment les deux empereurs du Saint-Empire, tous deux excommuniés (de droite à gauche) : - Henri IV, nu sous son manteau pourpre, à qui un diable fait une génuflexion inversée par dérision en allusion à sa fausse soumission à Canossa (1077). Il sera plusieurs fois excommunié (1076, 1080 et 1094) |
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| Et voici Grégoire VIII, l'antipape qu'Henri V a fait élire. Un démon lui arrache la tiare et l'empale avec une lance (disparue, dont il ne reste que la pointe ressortant de la nuque) | ![]() L'antipape Grégoire VIII (alias Maurice Bourdin d'Uzerche, ♚ 1118 - 1121) |
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Le pouvoir politique va de pair avec la force armée. Conques nous présente la soldatesque diabolique avec tout son arsenal : marteaux d'armes, fléaux, écus et arbalète.
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![]() L'arbalète, arme dénoncée par l'Église |
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LE SAVOIR (oratores) |
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Nous devons nous placer dans le cadre de la Réforme grégorienne. Le tympan n'est pas tendre pour les hommes d'Église dévoyés. Pas moins de treize clercs, prêtres et moines peuplent le Tartare, dont un pape, un évêque et un abbé.
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![]() 13 clercs plongés dans les Tartares |
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Un des grands chantiers de la réforme grégorienne est lutte contre la simonie, c'est à dire le commerce des sacrements. Pris dans les filets du diable, voici un évêque jeté à terre avec sa crosse épiscopale brisée. Au-dessus de lui, un abbé tient tête en bas son bâton abbatial, lui aussi rompu. Comme par hasard, la scène prend place à proximité des adorateurs du dieu Mammon. |
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DU COLLECTIF AU PARTICULIER Cette réforme du clergé qui vise, nous le voyons, des pratiques collectives de l'Église, entraîne également des répercussions au niveau des comportements individuels, fustigés au registre inférieur, celui des fautes personnelles. |
![]() Le prêtre nicolaïte et sa concubine |
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Les détenteurs du pouvoir féodal peuvent aussi commettre des péchés personnels : c'est le cas de cet autre personnage emblématique de la société féodale, le chevalier en cotte de maille. Avec sa monture, c'est le premier à verser dans le Tartare. Un diable le désarçonne de sa lance bifide. C’est un chevalier adepte des tournois. Ces joutes violentes, livrées par pur orgueil, ont été dénoncées au Concile de Clermont en 1130 : tout chevalier tué au cours d’un tournoi sera privé de sépulture chrétienne ; tous les autres, blessés ou non, sont menacés d’excommunication. L'orgueil est un des péchés capitaux, c'est à dire à la racine d'autres maux. Comme le proclame le Magnificat, [Le Seigneur] « disperse les superbes, [...] Il renverse les puissants de leurs trônes ». (7)
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![]() Le chevalier désarçonné : la Superbia (vice d'orgueil) renversée |
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.Le florilège des travers de l'humanité ne s'arrête pas là. Il se poursuit sous le prisme d'une hiérarchie au chapitre suivant. |
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| Septième chapitre : Hiérarchie des Tartares | ||
(1) A propos du rire, voir la rubrique Peut-on rire du tympan ? (retour)
(2) L'usure est dénoncée dans l'Ancien Testament (Ex 23, 24 ; Ps 15, 5 ; Ez 18, 13) et le Nouveau (Lc 6, 34-35), interdite aux membres du clergé au Concile de Nicée (325), puis explicitement condamnée au deuxième concile de Latran en 1139. 40 ans plus tard, le troisième Concile de Latran (1179) renouvelle une fois de plus la menace d'excommunication et de privation de sépulture religieuse. (retour)
(3) Le moulage intégral du tympan a été réalisé en 1939 par Camille Garnier. Il est exposé à la Cité de l'architecture & du patrimoine au palais de Chaillot. (retour)
(4) Un conflit analogue oppose en Angleterre l'archevêque de Cantorbéry à Henri II Plantagenêt entre 1160 et 1170, date de son assassinat dans la cathédrale par les sbires du roi. L'abbaye de Conques s'honore de vénérer une statue de saint Thomas Becket, vestige de la chapelle, aujourd'hui disparue, qui lui était consacrée. (retour)
(5) Malgré les efforts du pape Grégoire VII, la pratique de la simonie et celle du mariage ou concubinage des prêtres se perpétuent et sont de nouveau condamnées au deuxième concile de Latran en 1139. (retour)
(6) Ce chevalier désarçonné par un diable muni d'une lance fourchue pourrait bien être mort dans un tournoi, et ipso facto menacé d'excommunication ou du moins privé de sépulture chrétienne, comme le stipule le Concile de Clermont (1130) : « Nous interdisons ces détestables foires où s'assemblent les chevaliers pour exhiber leurs forces. A ceux qui y trouvent la mort, on refusera une sépulture chrétienne. » L'interdit est repris au deuxième concile de Latran en 1139. (retour)