Conques et Autun,
deux visions eschatologiques opposées

Les tympans romans de la cathédrale Saint-Lazare d’Autun et celui de l’abbaye de Conques, au-delà de leurs traits communs, (1) révèlent deux visions contrastées de l’Au-delà : un Enfer sans rémission d’un côté, la grâce d’un Tartare qui régénère de l’autre, correspondant à deux sensibilités chrétiennes sinon opposées du moins très différentes.

Autun : Jugement dernier
Le tympan du Jugement dernier de la cathédrale d'Autun (Saône et Loire)

La confrontation de l’adresse aux pécheurs, ainsi que l’admonition finale, rédigées dans les deux cas en vers léonins, est probante.

Au tympan d’Autun, c’est le Christ lui-même qui « inflige la peine », en tant que juge. A la limite de l'admonestation, il prononce une sentence en termes destinés à provoquer la peur :
« Seul je dispose de tout et couronne les mérites
La peine que j’inflige comme juge retient ceux qu’entraîne le vice
»
Il conclut par l’impératif menaçant : « Que semblable terreur terrifie ceux que détient l'erreur terrestre, car l’horreur de ces images annonce ce qui les attend. »

Nous sommes aux antipodes de l’admonition de Conques et de son « transmutetis nisi mores », au subjonctif respectant la liberté de chacun. Ce fameux « à moins que vous ne réformiez vos mœurs » présume un amendement possible et résultant, non d’une menace terrorisante, mais de l'acceptation volontaire d’une offre gracieuse, rassurante. Un pardon proposé mais qui en laisse le choix à tout un chacun.
« Ô pécheurs, à moins que vous ne réformiez vos mœurs, sachez que vous subirez un redoutable jugement »
Contrairement à Conques, l’image confirme la dureté du propos. Les deux énormes mains d’étrangleur surgies des profondeurs de l’Enfer pour saisir les damnés, sont aussi effrayantes que les paroles. Les anges eux-mêmes, glaive en main, se chargent de repousser les damnés aux visages de douleur et d'effroi dans l'enfer et le néant.

Détail du tympan d'Autun : la psychostasie
Détails du tympan d'Autun
les mains étrangleuses St. Michel triche ostensiblement pour contrecarrer la tricherie du diable

La pesée des âmes à Autun (Saint Michel triche)

La pesée des âmes à Conques (ici, c'est le diable qui triche)
Les mains prenant un pécheur en tenailles au tympan d'Autun
Un damné saisi par des mains gigantesques à Autun

Une âme subtilisée à Charon par un ange intercesseur à Conques
Un ange armé repousse les damnés au tympan d'Autun
L'ange au glaive repousse les pécheurs désespérés (Autun)

L'ange au glaive contient les éprouvés du Tartare (Conques)


L'avare d'Autun, la gueule ouverte
L'avare d'Autun

l'avare de Conques  pendu la corde au cou
L'avare de Conques

Dans ces scènes, quasi identiques, le style graphique de Conques et d'Autun apparait fort différent. Mais c'est surtout dans le traitement sémantique, aux antipodes l'un de l'autre, que s'opposent ces deux Jugements.
Ici un damné effrayé est saisi par des mains démesurées ; là, l'ange psychopompe guide par la main un défunt pour l'extraire du Tartare.
L'avare d'Autun hurle de douleur, mordu par le serpent, tandis que celui de Conques s'abîme dans l'introspection.
L'un périra en enfer pour l'éternité, l'autre subira un processus de restauration. Deux pastorales bien différentes...

A notre époque de déchristianisation profonde, la vision d’un dieu tyrannique qui torture cruellement les impénitents pour l’éternité ne fonctionne plus. A moins de nous résigner à réduire les tympans au rang d’attraction touristique divertissante par la contemplation des délectables sévices de l’enfer imaginés pour impressionner les masses médiévales, nous comprenons bien que « les représentations terrifiantes d’un Dieu impitoyable [et qui] (…) ont longtemps été une menace dont les Eglises se sont servies pour manipuler les consciences et inviter les fidèles à se convertir » comme l’explique la psychanalyste Marie Balmary (2) ne peuvent qu’accroître l’incompréhension et les sarcasmes des hommes de notre temps. Car c’est bien ce dieu-là qui est mort, celui qu’avec Nietzsche nous avons tué. C’est d’ailleurs cette image d’un Dieu vengeur et castrateur qui a largement contribué à l’expansion de l’athéisme moderne. Mais ce dieu n’est pas celui de la Révélation. Ce n’est pas celui de la renaissance romane*. Ce n’est pas le saint Sauveur de Conques.
Aussi à notre sens l’Eglise aurait tout à gagner à souligner la dimension unique du tympan de Conques, ce merveilleux hymne au Dieu d’amour, où les âmes des pécheurs ne sont pas torturées mais éclairées, non pas punies mais restaurées et où la dimension rédemptrice l’emporte largement sur la sévérité de la loi.  Cette vision est plus conforme à l'esprit intrinsèque du christianisme : le Christ n'est pas venu pour condamner le monde, mais pour le sauver, comme l'illustre la parabole de la femme adultère (Jean 8 : 1-11). Comme au début du XIIe siècle, notre temps a soif d’espérance. Ce Dieu libérateur a encore quelque chose à nous dire, un message que nous pouvons écouter et entendre.

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(1) Dans ces deux tympans du XIIe siècle, on retrouve une place accordée à l'enfer (ou au Tartare) plus réduite qu'au paradis, un Christ en gloire dans sa mandorle, une psychostasie avec diable tricheur (mais à Autun saint Michel lui aussi triche ostensiblement), et les personnages classiques : Satan, saint Pierre, Marie, l'avare et sa bourse, les ressuscités sortant de leur tombe, l'ange armé d'un glaive qui repousse le mal (plus précisément un damné à Autun), les deux anges qui sonnent de la trompe... Pourtant ces deux tympans se font une conception radicalement différente de la question du Salut. (remonter)

(2) Marie BALMARY, Nous irons tous au paradis. Le jugement dernier en question, avec Daniel Marguerat, Albin Michel, 2012 (remonter)

 

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