Un des noms donnés à cette époque aux adeptes de ces hérésies était celui de "Texerans" (tisserands)

Chapitre 6 : les péchés individuels et collectifs

Nous abordons ici l'univers diabolique qui fourmille de détails croustillants : on y voit une femme aux seins nus juchée sur les épaules d'un clerc, une démone enlaçant un marchand et les parties honteuses de Satan qui pendouillent...
Les Tartares, qui laissent à première vue une impression de désordre tumultueux et confus, sont en réalité très structurés et organisés selon une double hiérarchie.

Les Tartares du tympan de Conques Registre médian : les péchés collectifs du pouvoir économique Registre supérieur : les péchés collectifs du pouvoir monétaire Registre supérieur : les péchés collectifs du pouvoir spirituel : l'évêque simoniaque Registre médian : les péchés collectifs du pouvoir politique

Une première hiérarchie verticale, c'est à dire classée selon les trois registres, distingue de bas en haut, les péchés des hommes et ceux de la société.

1) AU REGISTRE INFÉRIEUR : LES PÉCHÉS INDIVIDUELS
Au rez-de-chaussée de l'entrepôt du diable, la galerie des péchés individuels est un savoureux florilège des travers humains de tous les temps :

- L'orgueilleux chevalier, félon à l'honneur, chute à la renverse, à côté de sa monture. Comme dans le Magnificat, le superbe est renversé. Ce puissant chevalier est même le premier envoyé au Tartare, choix audacieux à l'époque féodale ! Mais il se comprend aisément lorsqu'on songe aux incessants conflits entre le clergé et les féodaux, entre le pouvoir spirituel et la puissance temporelle. Par exemple, l'abbaye de Conques était souvent en conflit avec le seigneur local qui prétendait lui imposer des droits de péages sur les chemins alentours. (Les moines auraient construits le pont des " Roumieus " [pèlerins] pour court-circuiter un péage féodal.) Cependant, au delà d'un litige local fréquent partout ailleurs, l'antagonisme doit être replacé dans le cadre de la réforme grégorienne lancée par Grégoire VII à la fin du XIe siècle. Ce pape, qui règnera de 1073 à 1085, tente de lutter contre la féodalisation du clergé au cours des Xe et XIe siècles qui voit des grands seigneurs laïques nommés évêques ou abbés.
 
Le chevalier félon
Survolez les images pour mettre en exergue les détails
- Le prêtre nicolaïte qui, malgré sa tonsure, ne respecte ni célibat ni chasteté : la corde au cou, il est accompagné de la concubine avec qui il a commis le péché de la chair. (NB Sa fonction cléricale est identifiable par sa coupe au bol) La lutte pour imposer le célibat des prêtres est encore un des axes essentiels de la réforme grégorienne. La luxure, un des sept péchés capitaux, sera représentée à nouveau un peu plus loin avec Tisiphone (Erinye symbole du remords) chevauchant un clerc. (voir infra au chap. 8 les sources antiques du tympan)

le prêtre nicolaïte
Le Nicolaïte et sa concubine

- L'avare, pendu la bourse au cou (l'avarice est un des sept péchés capitaux). On pourrait noter aussi une correspondance polysémique avec l'histoire de Judas et de ses trente deniers. (NB. On note de nombreux points communs avec une scène analogue sur un chapiteau de Saint-Jacques-de-compostelle.)
L'avare pendu la bourse au cou
Survolez l'image pour identifier les détails
- Le médisant, menteur, calomniateur, ou blasphémateur qui a péché en parole : la langue lui est arrachée. “La langue, c'est ce venin, ce monde de l'injustice, ce brasier capable d'embraser tout l'univers, enflammée qu'elle est par la Géhenne” disait saint Jacques, dans son épître. (Jc 3 : 6) (un autre péché capital) (1)

La médisance (la langue arrachée)
Le menteur

 

- Un acte particulièrement grave qui valait excommunication automatique : l'avortement. Un démon plonge une femme au ventre plein dans le chaudron diabolique rempli des flammes de l'enfer. (Ici, nous y sommes réellement, et ces flammes-là brûlent vraiment. Pourrait-on y déceler une allusion aux sacrifices d'enfants immolés pour le dieu Baal ?). Dans la marmite, on devine une concoction d'herbes abortives. On notera la présence du serpent et d'un crapaud, emblèmes de sorcellerie. Sur la droite on devine la présence d'un mortier et de sa meule, vus de dessus. Ici nous sommes sans aucun doute au fond des Enfers, là où il n'y a pas de salut. Ce péché mortel qui ne saurait être pardonné, étant un des plus graves, est placé au plus profond des Tartares, tout en bas du tympan dans le coin le plus éloigné du Sauveur. Il y a en effet une hiérachie des fautes classées par gravité croissante au fur et à mesure que l'on s'éloigne du Christ pour gagner la périphérie du tympan. S'il y avait un seul visage de damné tordu par la souffrance et le désespoir, ce serait sûrement celui-ci, mais on ne le voit pas. Sa tête et ses remords, sont rongés par le feu du châtiment éternel. Ceux qui entrent ici doivent sans doute abandonner toute espérance. Les flammes vives dans le chaudron évoquent Topheth, au fond de la vallée de la Géhenne, où des enfants étaient immolés par le feu de Moloch. (2)

 

Tous ces péchés individuels interpellent le fidèle ; ils concernent directement tout pèlerin qui franchit le seuil de l'abbatiale, tous ceux qui peu ou prou peuvent se reconnaitre à travers le chevalier orgueilleux et colérique, qui use et abuse de sa force ; sous les traits du couple adultère et de tous ceux qui s'adonnent à la luxure, chez l'avare et toute personne tentée par le lucre ; à travers le le menteur ; chez un clerc à la chasteté douteuse, ou encore se sentir concerné par celui qui a recours aux faiseurs d'anges, prépare ou absorbe des potions abortives... Seul celui qui n'a jamais péché pourra avoir la conscience tranquille.

l'avortement au tympan de Conques
La grossesse que l'on cherche à interrompre par des décoctions abortives
Survolez les images pour identifier les détails

2) AU REGISTRE MÉDIAN : LES PÉCHÉS COLLECTIFS
(remonter)

Ici, au Tartare des vivants, c'est un peu le procès de la société contemporaine : les fautes fustigées sont liées au rôle de leurs auteurs, c'est à dire à la fonction politique, économique, militaire ou religieuse exercée.
Cet étage est lui-même subdivisé en deux sous-niveaux. Ici encore, et d'une façon plus nette qu'à l'étage inférieur, se superpose probablement une seconde hiérarchie, horizontale cette fois, avec des fautes dont la gravité augmente au fur et à mesure que l'on s'éloigne du centre, occupé par le Christ. D'ailleurs, la plupart des personnages humains Lui tournent le dos. Tout se passe comme si, par un mouvement inverse à celui de la procession de l'Eglise en marche vers le Salut, ils s'éloignaient progressivement de Sa lumière.

Le pouvoir temporel est clairement épinglé, avec ses rois, ses empereurs, ses armées et même un souverain pontife usurpateur, l'Antipape ; il occupe la sous-partie inférieure du registre.

Le pouvoir spirituel occupe le niveau supérieur du registre : il rassemble les détenteurs du pouvoir moral et religieux, comme un évêque, des moines ou encore des hérétiques. Cette position reprend la hiérarchie sociale de la chrétienté médiévale où le pouvoir temporel doit en principe se soumettre à l'autorité du pouvoir spirituel. Mais du fait de sa position plus élevée, en quelque sorte plus proche du Ciel, la responsabilité de ceux qui ont failli dans leur mission de guider spirituellement les hommes n'en est que plus grande !

Quoi qu'il en soit, ces péchés collectifs sont très rigoureusement répartis dans les trois catégories de l'avoir, du pouvoir et du savoir.

avoir pouvoir et savoir
Les péchés collectifs : pouvoirs religieux et politiques (à gauche), économiques (à droite)

Ces péchés que nous dirions "sociétaux" sont traités selon l'actualité brûlante : on y trouve fustigés les grands de ce monde, avec une allusion explicite à la Querelle des Investitures, une dénonciation des armes interdites et une critique du pouvoir de l'argent. Ici les flammes ont disparu : nous sommes chez les vivants, c'est à dire nos contemporains, au temps présent. Hic et nunc.

Le Pouvoir temporel :  

- Puissant parmi les puissants, l'empereur germanique Henri V, représenté en roi nu. Dans le contexte de la Querelle des Investitures, il a fait prisonnier le pape Pascal II et l'a forcé à le couronner empereur en 1111.
N'y a-t-il pas ici une illustration du verset de l'épître de Paul aux Colossiens : "Il a dévêtu les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal." (Col. 2 : 15 ; dans une note de son édition, Osty précise que l'image est celle d'un chef victorieux qui s'avance triomphalement précédé de ses ennemis vaincus et captifs, que la foule accable de ses sarcasmes.) Or c'est bien au défilé du cortège triomphal du Christ de la Parousie, bafouant publiquement les Puissants et leur pouvoirs abusif que nous assistons ici. Etonnant, non ?

Henri V désigne du doigt Charlemagne, son alter ego, s'indignant de la présence -injuste à ses yeux- de ce grand pécheur du côté des élus. (3)

Henri 5 empereur germanique excommunié

Henri V, roi nu qui ne porte que sa couronne
Survolez les images pour afficher les légendes

- L'antipape Grégoire VIII (alias Bourdin d'Uzerche) transpercé par une lance de la bouche à la nuque (la partie qui va de la main gauche du démon à la bouche a disparu). Un diable ailé lui arrache sa tiare. Cet antipape, élu en 1118 sur les instances de l'empereur Henri V qui avait chassé Pascal II hors de Rome, usurpe aux yeux de l'Église le pouvoir temporel à Rome et n'a aucune légitimité pour exercer son contrôle spirituel sur toute la chrétienté.
Mais Bourdin d'Uzerche serait-il vraiment le seul antipape représenté au tympan ? Qui sont donc les quatre personnages représentés au-dessus d'Henri V ? Voir à ce sujet une hypothèse sur cet énigmatique  quarteron)

l'antipape Grégoire 8
L'antipape empalé
Survolez les images pour afficher les légendes

- Un autre empereur franconien, Henri IV (père d'Henri V), roi deux fois excommunié (par Grégoire VII en 1076 puis en 1080) : couronné empereur germanique par l'antipape Clément III, il apparait ici découronné (sa tête, enserrée par la main du diable, est nue. On reconnaît pourtant sa royauté au manteau pourpre jeté sur son corps nu) et un diable lui fait une génuflexion inversée, parodie satirique de sa fausse soumission à Canossa (1077). C'est une référence explicite à la Querelle des Investitures, dans laquelle est fortement impliquée la réforme grégorienne.

Henri 4, empereur germanique excommunié
Henri IV et la génuflexion inversée

 

Les puissants sont nus, tels les captifs du cortège triomphal romain. En revanche, certains démons sont vêtus de courtes jupes échancrées à la manière des histrions, ces bouffons chargés de ridiculiser les vaincus dans le cortège du triomphe impérial. l'histrion du tympan de Conques

- Les démons, singeant la soldatesque des armées belliqueuses, brandissent l'arbalète, toute nouvelle arme meurtrière interdite au deuxième concile de Latran en 1139 parce qu’elle transforme la nature des combats, substituant la fourbe embuscade du "snipper" au traditionnel et loyal corps à corps à l’épée. Quatre ans plus tard, en 1143, Innocent II menacera même d’excommunication et d’anathème tous ses fabricants, négociants et arbalétriers, sans grand effet semble-t-il...
Toutefois, à Conques les Bénédictins entendent souligner le combat de l'Église pour moraliser autant que possible les lois de la guerre : déjà en 1095, le Concile assemblé par Urbain II à Clermont, (là-même où s'étaient tenues les premières Assemblées de Paix au milieu du Xe siècle) avait dû réaffirmer le principe bien difficile à imposer de la Paix de Dieu interdisant les combats du mercredi soir au lundi matin, plus tous les jours depuis l'avent jusqu'à l'épiphanie et encore une centaine de jours commençant six semaines avant Pâques et finissant une semaine après la Pentecôte. Avec le chevalier déchu, ces arbalétriers auraient-ils violé ces préceptes ?
ici le pouvoir militaire est clairement mis en cause.

 

Marteau d'arme, masse d'arme et arbalète
Survolez l'image pour identifier les détails

L'AVOIR :

Le pouvoir économique, que nous nommons ici l'avoir, est lui aussi stigmatisé. Dans le secteur marchand, deux professions sont mises au pilori : le drapier et l'usurier.

- Le marchand drapier (un peu escroc ?) aux prises avec la diablesse Lilith. Il est assis sur un coupon de tissu qu'un diable déroule et dévore au-dessus de sa tête.

(Lilith, démon féminin de la tradition judaïque, réputée être la première femme d'Adam, porte une longue tresse, sans voile, et tient fermement par le bras le commerçant qui l'enlace comme séduit par le succube) (4)

Lilith, le diable et le drapier Diable dévorant le tissu du drapier Lilith Le coupon de tissu replié Le drapier

Lilith et le drapier

Survolez l'image pour identifier les détails

- L'usurier (5), prèteur sur gage ou spéculateur, pendu par les pieds. Il convoite la bourse placée près de sa bouche close, tandis que le drapier le repousse du pied et qu'un démon qui brandit une francisque lui tire la tête par ses cheveux longs. (6)

L'usurier La coupelle La bourse
L'usurier convoitant la bourse (Survolez l'image pour la visualiser)

L'usurier La coupelle La bourse l'usurier pendu par les pieds L'usurier pendu par les pieds La coupelle La bourse La francisque

Au demi-registre supérieur culminent les péchés des détenteurs de l'autorité suprême de l'avoir : le maitre de la monnaie avec son démon de l'argent, et les clercs détenteurs du savoir, de l'autorité morale, responsables de péchés contre l'Esprit.

- Au sommet des péchés collectifs du pouvoir et de l'avoir, se tient le Maître du monde, l'argent. Il domine et soumet l'échelon sous-jacent des acteurs de l'économie (marchand drapier et usurier). Voici donc le batteur de monnaie, le (vrai) monnayeur (7) détenteur d'un monopole régalien. Il porte en main les insignes de son pouvoir : le poinçon. A ses pieds les creusets où l'or est fondu et les flammes de sa forge. Un démon le saisit par le menton et lui relève la tête. Il le force ainsi à le regarder, comme pour voir enfin la réalité en face. Sans doute s'apprête-t-il à lui faire boire le métal, comme Moïse le fit aux Hébreux après avoir réduit le veau d'or en poudre (Exode, 3 : 20). Cette scène est assez fréquente dans l'iconographie médiévale, par exemple dans le Jugement dernier de Fra Angelico du couvent San Marco de Florence.

En 1939, le moulage (par de Camille Garnier) a révélé que le stylet du frappeur de monnaie portait à son revers une inscription (CUNEUS).(8) Ce coin marqué, “certifié” dirions-nous de nos jours, authentifie
son propriétaire comme étant bien le serviteur officiel de Mammon. Ce dernier, le prenant par la barbe, lui fait ingurgiter le métal en fusion, comme Moïse fit boire aux Hébreux le Veau d'or pilé. On ne peut servir Dieu et Mammon. (Cf. Mt 6 : 24)


le monnayeur et Mammon Poinçon. Le moulage a révélé l'inscription 'CUNEUS' Les creusets où l'or est fondu

Le monnayeur, maître de la monnaie (5) et son maître Mammon
Survolez l'image pour visualiser les détails


CVNEVS (Coin) : inscription sur le poinçon du Maître de la monnaie (source : P. Deschamps) Survolez l'image pour visualiser l'inscription

POUVOIR SPIRITUEL : LE SAVOIR DÉVOYÉ

- Un évêque au Tartare ! Accablé, la crosse renversée et brisée, voici l'Evêque simoniaque qui a monnayé les sacrements. Prisonnier des filets du Diable, (9) il se prosterne devant Lucifer, l'ange déchu. La simonie est la pire des fautes des hommes d'Église : c'est une violation de l'Esprit commise par ceux-là mêmes qui se devaient de guider les âmes. Encore une allusion explicite à l'un des combats fondamentaux de la réforme lancée par Grégoire VII. (ce péché cumule les domaines du savoir, de l'avoir et du pouvoir spirituel). (10)

Sa responsabilité morale est bien plus lourde que celle du drapier voire du banquier ou usurier qui ne font qu'utiliser l'argent, et bien plus grave que celle de l'avare du registre inférieur.

Au-dessus, dans les mailles du filet, on reconnait trois moines dont un abbé qui tient sa crosse tête en bas. Les ecclésiastiques sont décidément nombreux de ce côté du tympan !
Autant nous avons rencontré dans les Demeures paradisiaques des pécheurs notoires sauvés par leurs actes ou leur foi, autant nous trouvons du côté du Tartare près d'une douzaine de clercs, moines, antipapes, prêtres, abbés ou évêque, reconnaissables à leur coiffure coupée au bol et qui, tout hommes d'Église qu'ils sont, ont failli...(11)

L' évêque simoniaque renversé, crosse brisée, pris dans les rets de la simonie Trois clercs pris dans les filets.
L'évêque simoniaque
Survolez l'image pour identifier les détail

- Les hérétiques, représentés avec leurs livres qui suggèrent un enseignement dévoyé, un savoir égaré dénaturé.
Nombreuses sont les hérésies au XIIe siècle : celle de l'Evêque de Tours Bérenger qui niait la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie ; celle du prédicateur libertaire Henri de Lausanne ; celle de Pierre de Bruys qui brisait les croix (12) ; enfin celle du trublion réformateur Arnaud de Brescia condamné avec Abélard à l'initiative de Bernard de Clairvaux en 1140 et qui chassera en 1144 le pape (Célestin II) de Rome pour y instituer une république. (En savoir plus sur les hérésies) du XIIe siècle)

 

Les hérétiques au tympan de Conques
Les hérétiques et leurs livres
Survolez l'image pour afficher les légendes

LES PASSEURS D'HÉRÉSIE
Le linteau rompu entre les deuxième et troisième niveaux du Tartare ouvre un passage qui conduit du marchand drapier et de son collègue usurier, d'un côté au frappeur de monnaie, et de l'autre aux hérésiarques. Ce n'est pas fortuit : en effet, les commerçants ambulants ne faisaient pas circuler uniquement les biens et l'argent ; ils véhiculaient aussi les nouvelles, les idées et les hérésies, telle par exemple celle des Vaudois, initiée par le tisserand lyonnais Pierre de Vaux (Pierre Valdo). (13)

le Calice

 

 

Le linteau brisé ouvre une brèche par laquelle se propagent les hérésies
Le linteau brisé

Survolez les images pour visualiser les détails

Empereurs excommuniés, antipape, batteur de monnaie, drapier, usurier, faiseur et faiseuse d'anges, intempérant, avare, calomniateur, tous se détournent ostensiblement du Christ ; ausun ne le regarde, certains nous dévisagent pour nous interpeler au parvis tandis que d'autres plongent de honte le regard vers le sol.

Tous les pécheurs des Tartares, aussi bien ceux livrés au feu purgatoire de l'étage des morts au niveau inférieur, que ceux qui agissent dans le monde actuel des vivants du registre médian (où les flammes sont absentes), semblent apathiques. C'est le sort de ces “damnati” qui est mis en scène : ce sont des rejetés, des éprouvés, soumis aux épreuves purificatrices du Tartare. “Damnati” ne doit pas être traduit par “damnés”, mais “condamnés”. Nuance. Les peines purgatives les purifient et conduiront certains à terme à la vérité libératrice. Jacques Le Goff, dans la “Naissance du Purgatoire” explique que « le temps de l’au-delà dans le premier tiers du XIIe siècle n’est pas un temps pénal, mais pénitentiel ».

LA PREUVE DE L'ÉPREUVE
Les flammes du Tartare ne consument pas mais éclairent les âmes des éprouvés.
L'homme alors reprend conscience : il se redresse, sous les pieds mêmes de Satan. La grâce* venue du Christ le “restaure”, son visage devient beau, serein, lumineux, presque resplendissant (14).

les flammes qui éclairent et purifient
Les flammes n'infligent aucune torture ; elles éclairent L'homme restauré Les pieds de Satan L'impudeur de Satan
L'homme restauré, qui se redresse sous les pieds de Satan

Survolez les images pour afficher les légendes

Cette image est une clé fondamentale pour comprendre le sens du tympan. Elle est l’illustration même processus de restauration de l’âme défini par Hugues de Saint-Victor, théologien du XIIe s. Ce n’est certainement pas un « paresseux » se prélassant en enfer, comme on l’entend hélas encore souvent ; il n’est pas exactement non plus dans un état d’ataraxie : cet éprouvé tout au fond du Tartare subit un profond processus de purification qui lui permettra à terme de recouvrer la pureté pré-adamique qui lui permettra de contempler la présence divine. L'épreuve l'expose ainsi à la preuve de vérité. Il prend conscience de lui.

Autant l'enfer signifie châtiment éternel, autant le Tartare* induit la possibilité du pardon.
Pour la pensée monacale du début du XIIe siècle, le Jugement de Dieu, c'est la justification* du pécheur, l'envers de la damnation.
Saint Paul
(15) et saint Augustin nous l'assurent, et à Conques, le sculpteur le démontre, se fondant davantage sur une pédagogie de l'Espérance que sur une pastorale de la peur.
Cette vision, si caractéristique de la Renaissance romane, ne prévaudra plus à l'époque gothique, ce qui explique peut-être que tant de nos contemporains voient encore à Conques un Jugement dernier avec son Enfer “ad vitam aeternam”. Certains voudraient tant n'y voir que flammes (pourtant fort rares) et horribles supplices sans se rendre compte que les éprouvés ne présentent que des visages impassibles, apaisés, et que seuls les démons grimacent et hurlent. (16)
Insidieusement, une morale bien-pensante, "politiquement correcte", dénaturera progressivement le véritable maître de l'argent en “faux monnayeur”, le chasseur féodal en “braconnier” et défigurera l'insatiable soif de l'usurier en vulgaire “ivrognerie” ! (cf. la note 5) Ainsi, dans le ventre de la femme enceinte qui s'apprète à avorter, il ne faudrait voir que la bedaine d'ungourmand? Mais franchement, le grotesque est-il du côté du tympan ou de ceux qui multiplient ces âneries ? (lire également la note consacrée au rire)

Sic transit gloria mundi...
A ce propos, le portail roman de Conques porte dans la pierre les cicatrices de l'histoire et des vicissitudes dramatiques qui vont se précipiter peu après son érection, ce que nous allons voir maintenant. (suite)

Chapitre suivant : 7) L'anomalie architecturale


(1) On peut rapprocher cette image de la vision de l'Apocalypse apocryphe de Pierre : "Certains étaient pendus par la langue, c'étaient des calomniateurs, et au-dessous d'eux il y avait un feu", Apocalypse selon saint Pierre, chap. XXII, citée par Jacques Le Goff (La naissance du Purgatoire, folio histoire, 2002, p. 54). (Remonter au texte)

(2) Cf. 2 Rois 23 : 10 et Jr 32 : 35 (Remonter au texte)

(3) Du Tartare des vivants aux Demeures paradisiaques, on se voit mutuellement, de la même façon que dans l'évangile de Luc le mauvais riche voit, depuis l'Hadès, Lazare dans le sein d'Abraham : « Dans l'Hadès, en proie à des tortures, il [le mauvais riche] lève les yeux et voit de loin Abraham, et Lazare en son sein. Alors il s'écria : "Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l'eau son doigt pour me rafraîchir la langue." » (Lc 16 : 23-24) (Remonter au texte)

(4) On remarquera  que Lilith a la poitrine plate. Serait-elle ici assimilée à Samaël, l'ange maléfique de la tentation, démon androgyne, selon certains récits de la Kabbale ?  Ou alors, y aurait-il des incubes travestis aux enfers ?  Le tympan poserait-il déjà en ce XIIe s. la question du genre ? (Remonter au texte)

(5) S'agit-il de l'usurier convoitant la bourse (posée derrière l'objet brisé qui ressemble à une coupelle ou une lame d'outil et qui pourrait être l'objet déposé en gage auprès de ce prêteur ?) ou, comme on le lit trop souvent hélas, d'un “ivrogne” ridicule qui régurgite ses beuveries ? Pour éviter les grossières erreurs d'interprétation, il faut non seulement observer l'image qui montre clairement une bouche close, mais surtout aussi admettre que l'objet étudié étant de toute évidence le reflet d'une vision chrétienne, il est indispensable de restituer aux symboles un sens conforme à cette pensée et non pas aux projections plus ou moins folkloriques induites par nos représentations morales, contemporaines, laïques voire anticléricales. En l'occurrence, l'usure, largement dénoncée comme immorale dans la Bible (cf. Lv 25 : 35-37 ; Dt 23 : 19 ; Ps 15 : 5 ; Ez 18 : 8 ; 22 : 12) est à nouveau condamnée au IIème concile du Latran en 1139. Les usuriers seront les premiers, nous dit Jacques le Goff à bénéficier au XIIIe s. du Purgatoire. (Cf. La naissance du Purgatoire, folio histoire p. 54). Mais qui cela gêne-t-il parmi nos contemporains de voir le banquier, le spéculateur ou l'agent de change, jeté dans les Tartares par les moines de la civilisation romane ? Il en va de même pour l'anecdote navrante du genou tordu en punition du coup de pied donné par un moine qui voulait dit-on forcer la porte du cellier, légende affabulée à partir du Livre des Miracles, alors qu'il est plutôt question de la fausse génuflexion de l'empereur Henri IV à Canossa. Voir aussi la page consacrée au rire. (Remonter au texte)

(6) Ce détail d'un homme aux cheveux longs renverrait-il à saint Paul : « c'est une honte pour l'homme de porter les cheveux longs » ? (1 Co 11 : 13) Pour Paul, une chevelure longue est l'apanage exclusif des femmes (qui doivent les tenir cachés sous un voile). Voir aussi les longues tresses de Lilith l'androgyne. (Remonter au texte)

(7) Vrai Maître monnayeur ou “faux-monnayeur” ? C'est là toute la question ! Certes, avec la polysémie, une image symbolique peut avoir plusieurs significations. Mais pour interpréter une figure, il faut s’assurer que la gestuelle corresponde à un substrat scripturaire en lien avec le sujet. C’est ainsi que les Ecritures ne parlent jamais de « faux monnayeurs », mais de Mammon, le maître de l’argent, et que, ne l'oublions pas, le premier à aller au paradis avec Jésus était un « larron », peut être faussaire... Non, ce n'est donc pas Diogène, philosophe faux-monnayeur, que les moines du XIIe siècle voueraient aux gémonies. Lire la page à propos du rire. (Remonter au texte)

(8) Cf. Paul Deschamps, "Les sculptures de l'église Sainte-Foy de Conques et leur décoration peinte", Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Année 1941, Volume 38 Numéro 1, p. 171 (à lire sur Persée) (Remonter au texte)

(9) L'imagerie médiévale s'inspire ici des sources hébraïques : les filets du shéol sont en effet évoqués dans les psaumes (cf. Ps 18 : 6 et 116 : 3) (Remonter au texte)

(10) Au total, avec la simonie, l'usure, la fabrication de monnaie, le riche marchand drapier et l'avarice, à cinq reprises, le rapport à l'argent est clairement dénoncé. (Remonter au texte)

(11) Le clergé du Tartare comporte en effet un antipape coiffé de sa tiare, un évêque simoniaque à la crosse brisée, un moine errant (le goliard), un prêtre nicolaïte avec sa concubine, le quarteron d'antipapes qui chapeautent Henri V et un groupe de 3 moines tonsurés au-dessus de l'évêque prosterné, soit onze hommes d'Église, ce qui représente une belle proportion des 26 hommes et femmes plongés dans les Tartares. (Remonter au texte)

(12) Pierre de Bruys sera brûlé à Saint Gilles du Gard vers 1131. (consulter la page des hérésies) (Remonter au texte)

(13) Pierre Vadès (ou Valdès, Vaudès, Valdo), marchand lyonnais (1140-1206), excommunié en 1185. Comme le souligne Yves Christe à propos de Conques, sont représentés des "délits sociaux", « des délits précis, perpétrés par des individus appartenant à des catégories sociales, à des professions précises qui sont mis en scène » (Yves Christe, op. cit. p. 183). Un des noms donnés à cette époque aux adeptes de ces hérésies était celui de "Texerans" (tisserands) en raison du métier exercé par nombre d'entre eux. (Remonter au texte)

(14) Cette image peut être rapprochée :
- de la méditation de Guigues II le Chartreux, reprenant l’épître de Paul aux Ephésiens (Eph 5 : 14) :
« Eveille-toi, la trompette sonne,
Toi qui dors.
Lève-toi d’entre les morts,
Et le Christ fera luire sur toi Sa lumière
» ;

- et de l’Evangile selon Saint Luc :
« Et alors on verra le Fils de l’Homme venir sur les nuées avec beaucoup de puissance et de gloire.
Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez la tête car votre rachat approche
. » (Lc 21 : 27-28).
Ne serait-ce point par paresse intellectuelle, ou plus exactement par acédie, la paresse spirituelle, que d'aucuns y ont vu un “paresseux” qu'ils imaginent “puni” pour ce prétendu vice ? (Remonter au texte)

(15) Cf. Epître aux Romains (de Ro 3 : 21 à 5 : 29). Sur les nombreuses correspondances entre le tympan et l'épître aux Ephésiens, voir la rubrique consacrée à Paul. (remonter au texte)

(16) Cette apathie des éprouvés qui contraste avec les tortures infligées aux damnés de l'enfer est caractéristique de l'iconographie du Purgatoire. Jacques Le Goff, décrivant la gestuelle du purgatoire observe que « les torturés n’ont aucune initiative gestuelle : ou bien ils sont dans des positions et des situations de passivité ; ou bien ils sont l’objet de gestes agressifs des démons. » (L’imaginaire Médiéval, Gallimard, NRF, 1991, p. 133) (Remonter au texte)

Chapitre suivant : 7) L'anomalie architecturale

Haut de la page

Retour au chapitre précédent (5. LesTartares)

 

Registre médian : les péchés collectifs du pouvoir économique Registre supérieur : les péchés collectifs du pouvoir monétaire Registre supérieur : les péchés collectifs du pouvoir spirituel Registre médian : les péchés collectifs du pouvoir politique

 

Page précédente