Nous abordons ici l'univers diabolique qui fourmille de détails croustillants : on y voit une femme aux seins nus juchée sur les épaules d'un clerc, une démone enlaçant un marchand et les parties honteuses de Satan qui pendouillent...
Les Tartares, qui laissent à première vue une impression de désordre tumultueux et confus, sont en réalité très structurés et organisés selon une double hiérarchie.
Une première hiérarchie verticale, c'est à dire classée selon les trois registres, distingue de bas en haut, les péchés des hommes et ceux de la société.
1) AU REGISTRE INFÉRIEUR : LES PÉCHÉS INDIVIDUELS
Au rez-de-chaussée
de l'entrepôt du diable, la galerie des péchés
individuels est un savoureux florilège des travers humains de tous les temps
:
- L'orgueilleux chevalier, félon à l'honneur, chute à la renverse, à côté de sa monture. Comme dans le Magnificat, le superbe est renversé. Ce puissant chevalier est même le premier envoyé au Tartare, choix audacieux à l'époque féodale ! Mais il se comprend aisément lorsqu'on songe aux incessants conflits entre le clergé et les féodaux, entre le pouvoir spirituel et la puissance temporelle. Par exemple, l'abbaye de Conques était souvent en conflit avec le seigneur local qui prétendait lui imposer des droits de péages sur les chemins alentours. (Les moines auraient construits le pont des " Roumieus " [pèlerins] pour court-circuiter un péage féodal.) Cependant, au delà d'un litige local fréquent partout ailleurs, l'antagonisme doit être replacé dans le cadre de la réforme grégorienne lancée par Grégoire VII à la fin du XIe siècle. Ce pape, qui règnera de 1073 à 1085, tente de lutter contre la féodalisation du clergé au cours des Xe et XIe siècles qui voit des grands seigneurs laïques nommés évêques ou abbés. |
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Le chevalier félon
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- Le prêtre
nicolaïte qui, malgré sa tonsure, ne respecte
ni célibat ni chasteté : la corde au cou, il est accompagné
de la concubine avec qui il a commis le péché de la
chair. (NB Sa fonction cléricale est identifiable par sa coupe au bol) La lutte pour imposer le célibat des
prêtres est encore un des axes essentiels de la réforme
grégorienne.
La luxure, un des sept péchés capitaux, sera représentée à nouveau un peu plus loin avec Tisiphone (Erinye symbole du remords) chevauchant un clerc. (voir infra au chap. 8 les sources
antiques du tympan) |
Le Nicolaïte et sa concubine
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- L'avare, pendu
la bourse au cou (l'avarice est un des
sept péchés capitaux). On pourrait noter aussi une correspondance
polysémique avec l'histoire de Judas et de ses trente deniers. (NB. On note de nombreux points communs avec une scène analogue sur un chapiteau de Saint-Jacques-de-compostelle.) |
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L'avare
pendu la bourse au cou
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- Le médisant, menteur, calomniateur, ou
blasphémateur qui a péché en parole : la langue
lui est arrachée. “La langue, c'est ce venin, ce
monde de l'injustice, ce brasier capable d'embraser tout l'univers,
enflammée qu'elle est par la Géhenne” disait
saint Jacques, dans son épître. (Jc 3 : 6) (un autre péché capital) (1) |
Le menteur
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- Un acte particulièrement grave qui valait
excommunication automatique : l'avortement. Un démon plonge
une femme au ventre plein dans le chaudron diabolique rempli des flammes de l'enfer. (Ici, nous y sommes réellement, et ces flammes-là brûlent vraiment. Pourrait-on y déceler une allusion aux sacrifices d'enfants immolés pour le dieu Baal ?). Dans la marmite, on devine une concoction d'herbes abortives. On notera
la présence du serpent et d'un crapaud, emblèmes de
sorcellerie. Sur la droite on devine la présence d'un mortier
et de sa meule, vus de dessus. Ici nous sommes sans aucun doute au fond des Enfers, là où il n'y a pas de salut. Ce péché mortel qui ne saurait être pardonné, étant un des plus
graves, est placé au plus profond des Tartares, tout en bas du tympan dans
le coin le plus éloigné du Sauveur. Il y a en effet une hiérachie des fautes classées par gravité croissante au fur et à mesure que l'on s'éloigne du Christ pour gagner la périphérie du tympan. S'il y avait un seul visage de damné tordu par la souffrance et le désespoir, ce serait sûrement celui-ci, mais on ne le voit pas. Sa tête et ses remords, sont rongés par le feu du châtiment éternel. Ceux qui entrent ici doivent sans doute abandonner toute espérance. Les flammes vives dans le chaudron évoquent Topheth, au fond de la vallée de la Géhenne, où des enfants étaient immolés par le feu de Moloch. (2)
Tous ces péchés individuels interpellent le fidèle ; ils concernent directement tout pèlerin qui franchit le seuil de l'abbatiale, tous ceux qui peu ou prou peuvent se reconnaitre à travers le chevalier orgueilleux et colérique, qui use et abuse de sa force ; sous les traits du couple adultère et de tous ceux qui s'adonnent à la luxure, chez l'avare et toute personne tentée par le lucre ; à travers le le menteur ; chez un clerc à la chasteté douteuse, ou encore se sentir concerné par celui qui a recours aux faiseurs d'anges, prépare ou absorbe des potions abortives... Seul celui qui n'a jamais péché pourra avoir la conscience tranquille. |
La grossesse que l'on cherche à interrompre par des décoctions
abortives
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2) AU REGISTRE MÉDIAN : LES PÉCHÉS COLLECTIFS
(remonter)
Ici, au Tartare des vivants, c'est un peu le procès de la société contemporaine : les fautes fustigées sont liées au rôle de leurs auteurs, c'est à dire à la fonction politique, économique, militaire ou religieuse exercée.
Cet étage est lui-même subdivisé en deux sous-niveaux. Ici encore, et d'une façon plus nette qu'à l'étage inférieur, se superpose probablement une seconde hiérarchie, horizontale cette fois, avec des fautes dont la gravité augmente au fur et à mesure que l'on s'éloigne du centre, occupé par le Christ. D'ailleurs, la plupart des personnages humains Lui tournent le dos. Tout se passe comme si, par un mouvement inverse à celui de la procession de l'Eglise en marche vers le Salut, ils s'éloignaient progressivement de Sa lumière.
Le pouvoir temporel est clairement épinglé, avec ses rois, ses empereurs, ses armées et même un souverain pontife usurpateur, l'Antipape ; il occupe la sous-partie inférieure du registre.
Le pouvoir spirituel occupe le niveau supérieur du registre : il rassemble les détenteurs du pouvoir moral et religieux, comme un évêque, des moines ou encore des hérétiques. Cette position reprend la hiérarchie sociale de la chrétienté médiévale où le pouvoir temporel doit en principe se soumettre à l'autorité du pouvoir spirituel. Mais du fait de sa position plus élevée, en quelque sorte plus proche du Ciel, la responsabilité de ceux qui ont failli dans leur mission de guider spirituellement les hommes n'en est que plus grande !
Quoi qu'il en soit, ces péchés collectifs sont très rigoureusement répartis
dans les trois catégories de l'avoir, du pouvoir et du savoir.
Ces péchés que nous dirions "sociétaux" sont traités selon l'actualité
brûlante : on y trouve fustigés les grands de ce monde,
avec une allusion explicite à la Querelle des Investitures, une dénonciation des armes interdites et une
critique du pouvoir de l'argent. Ici les flammes ont disparu : nous sommes chez les vivants, c'est à dire nos contemporains, au temps
présent. Hic et nunc.
Le Pouvoir temporel : |
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- Puissant parmi les
puissants, l'empereur germanique Henri V,
représenté en roi nu. Dans le contexte de la Querelle des Investitures, il a fait prisonnier le pape Pascal II et l'a forcé à le couronner empereur en 1111.
N'y a-t-il pas ici une illustration du verset de l'épître de Paul aux Colossiens : "Il a dévêtu les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle à la face du monde, en les traînant dans son cortège triomphal." (Col. 2 : 15 ; dans une note de son édition, Osty précise que l'image est celle d'un chef victorieux qui s'avance triomphalement précédé de ses ennemis vaincus et captifs, que la foule accable de ses sarcasmes.) Or c'est bien au défilé du cortège triomphal du Christ de la Parousie, bafouant publiquement les Puissants et leur pouvoirs abusif que nous assistons ici. Etonnant, non ?
Henri V désigne du doigt Charlemagne, son alter ego, s'indignant de la présence -injuste à
ses yeux- de ce grand pécheur du côté des élus. (3) |
Henri
V, roi nu qui ne porte que
sa couronne
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- L'antipape Grégoire VIII (alias Bourdin d'Uzerche) transpercé
par une lance de la bouche à la nuque (la partie qui va de la main gauche du démon à la
bouche a disparu). Un diable ailé lui arrache sa tiare.
Cet antipape, élu en 1118 sur les instances de l'empereur Henri V qui avait chassé Pascal II hors de Rome, usurpe aux yeux de l'Église le pouvoir temporel à Rome et n'a aucune légitimité pour exercer son contrôle spirituel sur toute la chrétienté.
Mais Bourdin d'Uzerche serait-il vraiment le seul antipape représenté
au tympan ? Qui sont donc les quatre personnages représentés
au-dessus d'Henri V ? Voir à ce sujet une hypothèse
sur cet énigmatique quarteron) |
L'antipape
empalé
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- Un autre empereur franconien, Henri IV (père d'Henri V), roi deux
fois excommunié (par Grégoire VII en 1076 puis en 1080) : couronné empereur germanique par l'antipape Clément III, il apparait
ici découronné (sa tête, enserrée par la main du diable, est nue. On reconnaît pourtant sa royauté au manteau pourpre jeté sur son corps nu) et un diable lui fait une génuflexion
inversée, parodie satirique de sa fausse soumission
à Canossa (1077). C'est une référence explicite à
la Querelle des Investitures, dans laquelle est
fortement impliquée la réforme grégorienne.
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Henri IV et la génuflexion inversée
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Les puissants sont nus, tels les captifs du cortège triomphal romain. En revanche, certains démons sont vêtus de courtes jupes échancrées à la manière des histrions, ces bouffons chargés de ridiculiser les vaincus dans le cortège du triomphe impérial. |
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- Les démons, singeant
la soldatesque des armées belliqueuses, brandissent l'arbalète, toute nouvelle arme meurtrière interdite au deuxième concile de Latran en 1139 parce qu’elle
transforme la nature des combats, substituant la fourbe embuscade du "snipper" au traditionnel et loyal corps à
corps à l’épée. Quatre ans plus tard, en
1143, Innocent II menacera même d’excommunication et
d’anathème tous ses fabricants, négociants et
arbalétriers, sans grand effet semble-t-il...
Toutefois,
à Conques les Bénédictins entendent souligner
le combat de l'Église pour moraliser autant que possible les lois
de la guerre : déjà en 1095, le Concile assemblé par
Urbain II à Clermont, (là-même où s'étaient
tenues les premières Assemblées de Paix au milieu
du Xe siècle) avait dû réaffirmer le principe
bien difficile à imposer de la Paix de Dieu interdisant
les combats du mercredi soir au lundi matin, plus tous les jours
depuis l'avent jusqu'à l'épiphanie et encore une centaine
de jours commençant six semaines avant Pâques et finissant
une semaine après la Pentecôte. Avec le chevalier déchu,
ces arbalétriers auraient-ils violé ces préceptes
? ici le pouvoir militaire est clairement mis en cause.
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Marteau d'arme, masse d'arme et arbalète
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L'AVOIR :
Le pouvoir économique, que nous nommons ici l'avoir, est lui aussi stigmatisé. Dans le secteur marchand, deux professions sont mises au pilori : le drapier et l'usurier. |
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- Le marchand drapier (un peu escroc ?) aux prises avec la diablesse Lilith. Il est assis sur un coupon de tissu qu'un diable déroule
et dévore au-dessus de sa tête.
(Lilith, démon féminin de la tradition judaïque, réputée être la première femme d'Adam, porte une longue tresse, sans voile, et tient fermement par le bras le commerçant qui l'enlace comme séduit par le succube) (4) |
Lilith et le drapier
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-
L'usurier (5), prèteur sur gage ou spéculateur, pendu par les pieds. Il convoite
la bourse placée près de sa bouche close, tandis que le drapier le repousse du
pied et qu'un démon qui brandit une francisque lui tire la tête par ses cheveux longs. (6)
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Au demi-registre supérieur culminent les péchés des détenteurs de l'autorité suprême de l'avoir : le maitre
de la monnaie avec son démon de l'argent, et les clercs détenteurs du savoir, de l'autorité morale, responsables de péchés contre l'Esprit.
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- Au
sommet des péchés collectifs du pouvoir et de l'avoir,
se tient le Maître du monde, l'argent. Il domine et soumet l'échelon sous-jacent des acteurs de l'économie (marchand drapier et usurier). Voici donc le batteur de monnaie, le (vrai) monnayeur (7) détenteur d'un monopole régalien. Il porte en main les insignes de
son pouvoir : le poinçon. A ses pieds les creusets où
l'or est fondu et les flammes de sa forge. Un démon le saisit par le menton et lui relève la tête. Il le force ainsi à le regarder, comme pour voir enfin la réalité en face. Sans doute s'apprête-t-il à lui faire boire le métal, comme Moïse le fit aux Hébreux après avoir réduit le veau d'or en poudre (Exode, 3 : 20). Cette scène est assez fréquente dans l'iconographie médiévale, par exemple dans le Jugement dernier de Fra Angelico du couvent San Marco de Florence.
En 1939, le moulage (par de Camille Garnier) a révélé que le stylet
du frappeur de monnaie portait à son revers une inscription
(CUNEUS).(8) Ce coin marqué, “certifié”
dirions-nous de nos jours, authentifie son propriétaire
comme étant bien le serviteur officiel de Mammon.
Ce dernier, le prenant par la barbe, lui fait ingurgiter le métal
en fusion, comme Moïse fit boire aux Hébreux le Veau
d'or pilé. On ne peut servir
Dieu et Mammon. (Cf. Mt 6 : 24)
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Le monnayeur, maître de la monnaie (5) et son maître Mammon
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CVNEVS (Coin) : inscription sur le poinçon du Maître de la monnaie (source : P. Deschamps) Survolez l'image pour visualiser l'inscription |
POUVOIR SPIRITUEL : LE SAVOIR DÉVOYÉ |
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- Un évêque au Tartare ! Accablé, la crosse renversée et brisée, voici l'Evêque simoniaque qui a monnayé les sacrements. Prisonnier des filets du Diable, (9)
il se prosterne
devant Lucifer, l'ange déchu. La simonie
est la pire des fautes des hommes d'Église : c'est une violation
de l'Esprit commise par ceux-là mêmes qui se devaient
de guider les âmes. Encore une allusion explicite à
l'un des combats fondamentaux de la réforme lancée par Grégoire VII. (ce péché
cumule les domaines du savoir, de l'avoir et du pouvoir spirituel). (10)
Sa responsabilité morale est bien plus lourde que celle du drapier voire du banquier ou usurier qui ne font qu'utiliser l'argent, et bien plus grave que celle de l'avare du registre inférieur.
Au-dessus,
dans les mailles du filet, on reconnait trois moines dont un abbé
qui tient sa crosse tête en bas. Les ecclésiastiques
sont décidément nombreux de ce côté
du tympan !
Autant nous avons rencontré dans les Demeures
paradisiaques des pécheurs notoires sauvés par leurs
actes ou leur foi, autant nous trouvons du côté du Tartare
près d'une douzaine de clercs, moines, antipapes, prêtres, abbés
ou évêque, reconnaissables à leur coiffure coupée au bol et qui, tout hommes d'Église qu'ils sont, ont failli...(11) |
L'évêque
simoniaque
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- Les hérétiques,
représentés avec leurs livres qui suggèrent
un enseignement dévoyé, un savoir égaré dénaturé.
Nombreuses sont les hérésies au XIIe siècle : celle de l'Evêque de Tours Bérenger
qui niait la présence réelle du Christ dans l'Eucharistie
; celle du prédicateur libertaire Henri de Lausanne ; celle
de Pierre de Bruys qui brisait les croix (12) ; enfin celle du trublion réformateur
Arnaud de Brescia condamné avec Abélard à
l'initiative de Bernard de Clairvaux en 1140 et qui chassera en
1144 le pape (Célestin II) de Rome pour y instituer une
république. (En savoir plus sur les hérésies)
du XIIe siècle)
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Les hérétiques et leurs livres
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les légendes
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LES PASSEURS D'HÉRÉSIE
Le
linteau rompu entre les deuxième et troisième
niveaux du Tartare ouvre un passage qui conduit du marchand
drapier et de son collègue usurier, d'un côté
au frappeur de monnaie, et de l'autre aux hérésiarques.
Ce n'est pas fortuit : en effet, les commerçants
ambulants ne faisaient pas circuler uniquement les biens
et l'argent ; ils véhiculaient aussi les nouvelles,
les idées et les hérésies, telle par
exemple celle des Vaudois, initiée
par le tisserand lyonnais Pierre de Vaux (Pierre Valdo). (13) |
Le linteau brisé
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Empereurs excommuniés, antipape, batteur de monnaie, drapier,
usurier, faiseur et faiseuse d'anges, intempérant, avare, calomniateur, tous
se détournent ostensiblement du Christ ; ausun ne le regarde, certains nous dévisagent pour nous interpeler au parvis tandis que d'autres plongent
de honte le regard vers le sol. |
Tous les pécheurs des Tartares, aussi bien ceux livrés au feu purgatoire de l'étage des morts au niveau inférieur, que ceux qui agissent dans le monde actuel des vivants du registre médian (où les flammes sont absentes), semblent apathiques. C'est
le sort de ces “damnati” qui est mis en scène : ce sont des rejetés, des éprouvés, soumis aux épreuves purificatrices du Tartare.
“Damnati” ne doit pas être traduit par “damnés”,
mais “condamnés”. Nuance. Les peines purgatives
les purifient et conduiront certains à terme à la vérité libératrice. Jacques Le Goff, dans la “Naissance
du Purgatoire” explique que « le temps de l’au-delà
dans le premier tiers du XIIe siècle n’est
pas un temps pénal, mais pénitentiel ».
LA
PREUVE DE L'ÉPREUVE
Les flammes du Tartare ne consument pas mais éclairent les âmes des éprouvés.
L'homme alors reprend conscience :
il se redresse, sous les pieds mêmes de Satan. La grâce*
venue du Christ le “restaure”,
son visage devient beau, serein, lumineux, presque resplendissant (14). |
L'homme restauré,
qui se redresse sous les pieds de Satan
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Cette image est une clé fondamentale pour comprendre le sens du tympan. Elle est l’illustration même processus de restauration de l’âme défini par Hugues de Saint-Victor, théologien du XIIe s. Ce n’est certainement pas un « paresseux » se prélassant en enfer, comme on l’entend hélas encore souvent ; il n’est pas exactement non plus dans un état d’ataraxie : cet éprouvé tout au fond du Tartare subit un profond processus de purification qui lui permettra à terme de recouvrer la pureté pré-adamique qui lui permettra de contempler la présence divine. L'épreuve l'expose ainsi à la preuve de vérité. Il prend conscience de lui.
Autant
l'enfer signifie châtiment éternel, autant le Tartare* induit la possibilité du pardon.
Pour la pensée monacale du
début du XIIe siècle, le Jugement de
Dieu, c'est la justification*
du pécheur, l'envers de la damnation.
Saint Paul (15) et saint
Augustin nous l'assurent, et à Conques, le sculpteur
le démontre, se fondant davantage sur une pédagogie de l'Espérance que sur une pastorale de la peur.
Cette vision, si caractéristique de la Renaissance
romane, ne prévaudra plus à l'époque
gothique, ce qui explique peut-être que tant de nos contemporains
voient encore à Conques un Jugement dernier avec son Enfer “ad vitam aeternam”. Certains
voudraient tant n'y voir que flammes (pourtant fort rares) et
horribles supplices sans se rendre compte que les éprouvés
ne présentent que des visages impassibles, apaisés,
et que seuls les démons grimacent et hurlent. (16)
Insidieusement, une morale bien-pensante, "politiquement correcte",
dénaturera progressivement le véritable maître de l'argent
en “faux monnayeur”, le
chasseur féodal en “braconnier”
et défigurera l'insatiable soif de l'usurier en vulgaire
“ivrognerie” ! (cf. la note 5) Ainsi, dans le ventre de
la femme enceinte qui s'apprète à avorter, il ne faudrait voir que la bedaine d'un “gourmand” ? Mais franchement, le grotesque est-il du côté du tympan ou de ceux qui multiplient ces âneries ? (lire également la note consacrée au rire)
Sic transit gloria mundi...
A ce propos, le portail roman de Conques porte dans la pierre
les cicatrices de l'histoire et des vicissitudes dramatiques qui
vont se précipiter peu après son érection,
ce que nous allons voir maintenant. (suite)
Chapitre
suivant : 7) L'anomalie architecturale |
(1)
On peut rapprocher cette image de la vision de l'Apocalypse apocryphe
de Pierre : "Certains étaient pendus par la langue,
c'étaient des calomniateurs, et au-dessous d'eux il y avait un
feu", Apocalypse selon saint Pierre, chap. XXII, citée
par Jacques Le Goff (La naissance du Purgatoire, folio histoire,
2002, p. 54). (Remonter
au texte)
(2) Cf. 2 Rois 23 : 10 et Jr 32 : 35 (Remonter au texte)
(3)
Du Tartare des vivants aux Demeures paradisiaques, on se voit mutuellement,
de la même façon que dans l'évangile de Luc le mauvais
riche voit, depuis l'Hadès, Lazare dans le sein d'Abraham : « Dans l'Hadès, en proie à des tortures, il [le
mauvais riche] lève les yeux et voit de loin Abraham, et
Lazare en son sein. Alors il s'écria : "Père
Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper dans l'eau son doigt pour me rafraîchir
la langue." » (Lc 16 : 23-24) (Remonter
au texte)
(4) On remarquera que Lilith a la poitrine plate. Serait-elle ici assimilée à Samaël, l'ange maléfique de la tentation, démon androgyne, selon certains récits de la Kabbale ? Ou alors, y aurait-il des incubes travestis aux enfers ? Le tympan poserait-il déjà en ce XIIe s. la question du genre ? (Remonter au texte)
(5) S'agit-il de l'usurier convoitant la bourse (posée
derrière l'objet brisé qui ressemble à une coupelle ou une lame d'outil et qui pourrait être l'objet déposé en gage auprès de ce prêteur ?) ou, comme on le lit trop souvent hélas, d'un “ivrogne”
ridicule qui régurgite ses beuveries ? Pour éviter les grossières
erreurs d'interprétation, il faut non seulement observer l'image qui montre clairement une bouche close, mais surtout aussi admettre que l'objet étudié
étant de toute évidence le reflet d'une vision chrétienne,
il est indispensable de restituer aux symboles un sens conforme à
cette pensée et non pas aux projections plus ou moins folkloriques
induites par nos représentations morales, contemporaines, laïques
voire anticléricales. En l'occurrence, l'usure, largement dénoncée
comme immorale dans la Bible (cf. Lv 25 : 35-37 ; Dt 23 : 19 ; Ps 15 : 5 ; Ez 18 : 8 ; 22 : 12) est à nouveau condamnée au
IIème concile du Latran en 1139. Les usuriers seront
les premiers, nous dit Jacques le Goff à bénéficier
au XIIIe s. du Purgatoire.
(Cf. La naissance du Purgatoire, folio histoire p. 54). Mais qui cela gêne-t-il parmi nos contemporains de voir le banquier, le spéculateur ou l'agent de change, jeté dans les Tartares par les moines de la civilisation romane ? Il en va de même pour l'anecdote navrante du genou tordu en punition du coup de pied donné par un moine qui voulait dit-on forcer la porte du cellier, légende affabulée à partir du Livre des Miracles, alors qu'il est plutôt question de la fausse génuflexion de l'empereur Henri IV à Canossa. Voir aussi la page consacrée au rire. (Remonter au texte)
(6) Ce détail d'un homme aux cheveux longs renverrait-il à saint Paul : « c'est une honte pour l'homme de porter les cheveux longs » ? (1 Co 11 : 13) Pour Paul, une chevelure longue est l'apanage exclusif des femmes (qui doivent les tenir cachés sous un voile). Voir aussi les longues tresses de Lilith l'androgyne. (Remonter au texte)
(7)
Vrai Maître monnayeur ou “faux-monnayeur” ? C'est là toute la question ! Certes, avec la
polysémie, une image
symbolique peut avoir plusieurs significations.
Mais pour interpréter une figure, il faut s’assurer que
la gestuelle corresponde à un substrat scripturaire en lien avec
le sujet. C’est ainsi que les Ecritures ne parlent jamais de « faux monnayeurs », mais de Mammon, le maître de l’argent,
et que, ne l'oublions pas, le premier à aller au paradis avec
Jésus était un « larron », peut être faussaire... Non, ce n'est donc pas Diogène, philosophe faux-monnayeur, que les moines du XIIe siècle voueraient aux gémonies. Lire la page à propos du rire. (Remonter
au texte)
(8) Cf. Paul Deschamps, "Les sculptures de l'église Sainte-Foy de Conques et leur décoration peinte", Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Année 1941, Volume 38 Numéro 1, p. 171 (à lire sur Persée) (Remonter au texte)
(9) L'imagerie médiévale s'inspire ici
des sources hébraïques : les filets du shéol sont en effet évoqués dans les psaumes (cf. Ps 18 : 6 et 116 : 3) (Remonter
au texte)
(10) Au total, avec la simonie, l'usure, la fabrication de monnaie, le riche marchand drapier et l'avarice, à cinq reprises, le rapport à l'argent est clairement dénoncé. (Remonter au texte)
(11) Le clergé du Tartare comporte en effet un antipape coiffé de sa tiare, un évêque simoniaque à la crosse brisée, un moine errant (le goliard), un prêtre nicolaïte avec sa concubine, le quarteron d'antipapes qui chapeautent Henri V et un groupe de 3 moines tonsurés au-dessus de l'évêque prosterné, soit onze hommes d'Église, ce qui représente une belle proportion des 26 hommes et femmes plongés dans les Tartares. (Remonter au texte)
(12)
Pierre de Bruys sera brûlé à Saint Gilles du Gard
vers 1131. (consulter la page des hérésies) (Remonter au texte)
(13)
Pierre Vadès (ou Valdès, Vaudès, Valdo), marchand lyonnais (1140-1206), excommunié en 1185. Comme le souligne Yves Christe à propos de Conques, sont représentés
des "délits sociaux", « des délits précis, perpétrés
par des individus appartenant à des catégories sociales,
à des professions précises qui sont mis en scène » (Yves Christe, op. cit. p. 183). Un des noms donnés à cette époque aux adeptes de ces hérésies était celui de "Texerans" (tisserands) en raison du métier exercé par nombre d'entre eux. (Remonter au texte)
(14)
Cette image peut être rapprochée :
- de
la méditation de Guigues II le Chartreux, reprenant l’épître
de Paul aux Ephésiens (Eph 5 : 14) :
« Eveille-toi, la trompette sonne,
Toi qui dors.
Lève-toi d’entre les morts,
Et le Christ fera luire sur toi Sa lumière » ;
- et de l’Evangile selon Saint Luc :
« Et alors on verra le Fils de l’Homme venir sur les
nuées avec beaucoup de puissance et de gloire.
Quand cela commencera d’arriver, redressez-vous et relevez
la tête car votre rachat approche.
» (Lc 21 : 27-28).
Ne serait-ce point par paresse intellectuelle, ou plus exactement par acédie, la paresse spirituelle, que d'aucuns y ont vu un “paresseux”
qu'ils imaginent “puni” pour ce prétendu
vice ? (Remonter
au texte)
(15)
Cf. Epître aux Romains (de Ro 3 : 21 à 5 : 29). Sur les nombreuses correspondances entre le tympan et l'épître aux Ephésiens, voir la rubrique consacrée à Paul. (remonter
au texte)
(16)
Cette apathie des éprouvés qui contraste avec les tortures
infligées aux damnés de l'enfer est caractéristique
de l'iconographie du Purgatoire. Jacques Le Goff, décrivant la
gestuelle du purgatoire observe que « les torturés
n’ont aucune initiative gestuelle : ou bien ils sont dans des
positions et des situations de passivité ; ou bien ils sont l’objet
de gestes agressifs des démons. » (L’imaginaire
Médiéval, Gallimard, NRF, 1991, p. 133) (Remonter
au texte)
Chapitre suivant
: 7) L'anomalie architecturale
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