Le tympan de Conques, reflet de la théologie paulinienne

La juste interprétation de l'iconographie ne saurait être décorrelée du projet ecclesiastique pastoral qui l'a créée. Le maître sculpteur du tympan connaissait parfaitement les Ecritures. Son œuvre est si riche, si cohérente, si conforme à l’esprit des écritures sacrées que l’on peut y trouver maintes références à plusieurs textes, au point que l’on pourrait croire –ce qui est pourrait être bien le cas- que son œuvre est une illustration littérale des textes fondamentaux du christianisme, notamment les épitres de Paul. (On trouvera aussi des références à celles de Pierre : voir cette rubrique). 

LE SALUT PAR LA GRÂCE
Paul l'écrit clairement : les hommes sont justifiés* par la grâce : « Tous ont péché et ils sont justifiés* par la faveur de la grâce en vertu de la rédemption accomplie par le Christ Jésus : Dieu l'a exposé, instrument de propriation par son propre sang moyennant la foi. » (Rom 3 : 24-25). L'apôtre des Gentils, véritable artisan de l'élargissement du christianisme, issu du judaïsme, à l'ensemble de l'universalité romaine, a eu l'intuition géniale de privilégier la Grâce au dépens de la Loi judaïque. C'est le concept de justification* du pécheur qui transforme la condamnation en une grâce.

Paul le redit aux Ephésiens :
« à la louange de gloire de Sa grâce dont Il [Dieu] nous a qualifié dans le Bien-aimé. En lui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes, selon la richesse de sa grâce qu’Il nous a prodiguée (…) Il nous a fait connaître (…) ce dessein bienveillant qu’Il avait formé en lui par avance, pour le réaliser quand les temps seraient accomplis : ramener toute chose sous un seul Chef, le Christ, les êtres célestes comme les terrestres. » (Éph 1 : 4-10). «  Car c’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Ce salut ne vient pas de vous, il est un don de Dieu ; il ne vient pas des œuvres. » (Ephésiens 2 : 8-9)

Il le redit encore à Tite :
« Le jour où apparurent la bonté de Dieu et son amour pour les hommes, Il ne s'est pas préoccupé des œuvres que nous avions pu accomplir, mais poussé par sa seule miséricorde, il nous a sauvés par le bain de la régénération et de la rénovation en l'Esprit Saint. Et cet Esprit, il l'a répandu sur nous à profusion par Jésus Christ notre Sauveur, afin que, justifiés* par la grâce du Christ, nous obtenions l'héritage de la vie éternelle » (Ti 3 : 4-7) ;

De quoi est-il question ?
De justification* des pécheurs, de régénération, de miséricorde, de gloire, de grâce, de rédemption, de rémission des péchés, d’accomplissement des Temps, de l’unité retrouvée des hommes et des êtres célestes, rassemblés sous un même toit, celui de la maison de Dieu, unifiée par le saint Sauveur. N’est-ce pas exactement ce que représente textuellement le tympan, avec sa croix glorieuse, sa diagonale de la grâce, son jugement paradoxal et rédempteur, son pécheur restauré sous les pieds de satan, son architecture de bâtisse, conçue comme une maison unique, avec ses toits, ses piliers, son péristyle, ses étages, ses habitants terrestres et célestes, son ancrage dans le temps de la Parousie et de la Révélation ?
Le thème de l’ensemble du tympan est un des piliers de la théologie paulinienne : le Salut par la Grâce.

Le Christ Pantocrator
éveil de l'homme restauré
Le geste du Christ pantocrator est fondamental : recueillant les grâces du Père de sa main droite haut levée, le Christ les déverse de sa main gauche baissée, paume ouverte, sur les éprouvés du Tartare, et les restaure. « Réveille-toi, ô toi qui dors, et ressuscite d’entre les morts, et sur toi luira le Christ. » (Éph 5 : 14) Alors, l’homme gracié s’éveille, se redresse sur un lit de flammes qui ne consument pas, mais éclairent les ténèbres du feu métaphorique du Jugement. Il est justifié* par la grâce du Seigneur, restauré dans sa pureté pré-adamique.
Cet homme, qui était mort, et que de nombreux contemporains croient jetés aux enfers pour l'éternité, revit sous nos yeux. Ce n'est pas une âme damnée pour l’éternité aux enfers, ce n’est pas davantage le « paresseux » que d'aucuns voudraient voir puni ad vitam aeternam ; non, il ressuscite à la Vérité, à la justice, à la lumière et à l’amour du Christ. Il illustre parfaitement l’affirmation de saint Paul : « Dieu qui est riche en miséricorde, à cause du grand amour dont Il nous a aimés, alors que nous étions morts par la suite de nos fautes, nous a fait revivre avec le Christ. C’est par la grâce que vous êtes sauvés ! » (Éph 2 : 4-5)
C'est précisément ce pourquoi Jésus (dont le nom même signifie "Dieu sauve") est venu sur terre, pour la rédemption de l'humanité.


LE SALUT PAR LA FOI

Autre pilier fondamental de la théologie paulinienne, le salut par la foi : toujours à propos de la grâce et de la loi à laquelle les hommes pourraient espérer le salut, la glorification, Paul annonce clairement : « par celle des œuvres ?  Non, par une loi de foi. car nous estimons que l'homme est justifié par la foi sans pratique de la loi. Ou alors Dieu est-il le Dieu des Juifs seulement, et non point celui des nations ? Certes, également celui des nations, puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, qui justifiera les circoncis en vertu de la foi et les incirconcis par le moyen de cette foi. » (Rom 3 : 27-30)
L’universalité de l’Eglise catholique est bien entendu un élément essentiel de la pastorale de l’apôtre des Gentils. Dans son épître aux Ephésiens, Saül, alias saint Paul de Tarse, s’adresse clairement aux Gentils, c’est-à-dire aux Grecs et à tous les non-juifs convertis.  « Rappelez-vous donc qu’autrefois, vous les païens, (…) étiez en ces temps-là sans Christ, exclus de la cité d’Israël, étrangers aux alliances de la Promesse. Or voici qu’à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches. (…) Car c’est lui qui de deux réalités n’a fait qu’une, détruisant la barrière qui les séparait. » (Éph 2 : 11-14)

Bien sûr à l'époque romane la question de savoir s'il est nécessaire ou non de suivre la loi mosaïque pour obtenir le salut, notamment la question de la circoncision, ne se pose plus. Mais ce qui préoccupe toujours et les fidèles et l'Eglise, c'est le salut des pécheurs. Les Bénédictins de Conques résumeront le débat sotériologique ainsi : « la foi sauve ».
C'est bien sûr le sens symbolique de la présence de sainte Foy à qui est dédiée la basilique de Conques.
Tournons-nous donc vers l’écoinçon de sainte Foy que nous voyons prosternée sous la main du Père, effleurée au front par l’intermédiaire du disque crucifère représentant le Christ. C'est encore du saint Paul : « Je plie les genoux devant le Père. (…) Qu’Il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer par son esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par le moyen de la foi ». (Éph 3 : 14-17)

Prosternation de sainte Foy


Pour les Bénédictins du XIIe siècle, il s’agit surtout d’associer le peuple élu à la marche de l’Eglise vers le Salut : la cohorte de l’Eglise en marche, dirigée par Simon Pierre, est encadrée par deux femmes d’origine hébraïque : Marie en tête, et à l’autre extrémité Marie de Magdala. Et pour bien marquer la continuité des Testaments, les moines qui escortent l’abbé portent les Evangiles et les Tables de la Loi. Et Paul de poursuivre : « Ainsi donc, vous n’êtes plus des étrangers ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu. Car la construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et prophètes, et pour pierre d’angle le Christ Jésus lui-même. En lui toute construction s’ajuste en un temple saint : en lui, vous aussi, [Juifs et païens] vous êtes intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu. » (Éph 2 : 19-22) C’est, à la lettre, le commentaire de la structure du tympan.
Dieu a placé le Christ « au-dessus de tout pouvoir, principauté, puissance et seigneurie de quelque nom qui se puisse nommer, non seulement dans ce monde ci, mais encore dans le monde à venir. Il a tout mis sous ses pieds et il l’a donné pour chef suprême à l’Eglise, laquelle est son corps  » (Éph 1 : 21-23). Le messie étend donc son royaume et sa justice sur tout, que ce soit dans le temps ou dans l’espace, sur l’ici-bas et l’Au-delà. L’institution ecclésiale, prolongement du corps du Christ, est donc chargée d’une mission universelle, celle d’offrir à l’humanité le salut. Mais cette vocation missionnaire ne sera pas sans épreuve, car l’adversaire veille.

Les armes des anges : glaive, lance, bouclier

Le Diable
Ce dernier est bien présent au tympan où trône Satan entourés de ses suppôts. Mais le combat est engagé : les démons et esprits malins sont repoussés par des anges armés de glaives et de boucliers. « Revêtez l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car notre lutte n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les pouvoirs, contre les souverains de ce monde des ténèbres, contre les esprits pervers dans les régions célestes. » (Éph 6 : 11-12). Aussi Paul incite-t-il ses fidèles à ne point pécher et à mettre à profit le temps présent pour se sanctifier. De même qu’au tympan, l’admonition finale invite les pécheurs à réformer leurs mœurs alors qu’il est encore temps. « Ô pecatores transmutetis nisi mores ».
Nous sommes bien loin de l'Enfer de Dante : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ». (La Divine Comédie, l'Enfer)

TEXTE & INTERTEXTE

Le texte des inscriptions et les sculptures des Tartares semblent être une référence explicite à la première épître aux Corinthiens : «  Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs ou rapaces, n'hériterons du Royaume de Dieu » (1Co 6 : 9-10). Deux vers léonins les résument : «  Fures mendaces falsi cupidique rapaces sic sunt damnati cunati simul et scelerati  » (C'est ainsi que sont tous concernés : les voleurs, les menteurs, les trompeurs et les rapaces cupides, comme les criminels) ; tandis que les scènes historiées représentent un couple adultère, un sodomite (le chasseur "forban" embroché par le lièvre), des hérétiques, un avare, un médiseur, un usurier... Ils sont tous là.
Mais alors, serait-ce à dire qu'ils seront tous condamnés à l'enfer pour l'éternité, comme le disent beaucoup de commentateurs ? He bien non ! il suffit juste de lire le verset suivant de Paul : «  Et cela, vous l'étiez bien, quelques uns [voleurs, menteurs, débauchés, etc.]. Mais vous vous êtes lavés ; mais vous avez été sanctifiés ; mais vous avez été justifiés par le nom du Seigneur Jésus Christ et par l'Esprit de notre Dieu. » (1Co 6 : 11).
De façon encore plus subtile, les vides scemment ménagés dans le tympan par l'interruption d'un linteau ou le retrait d'une clé de voûte (voir le § sur les passages)   pourrait être une illustration de cette première épître aux Corinthiens. (1)

Conclusion : là où le péché abonde, la grâce surabonde
L’interprétation paulinienne du Salut par la grâce et par la foi corrobore les deux dédicaces de la basilique : en premier, au Saint-Sauveur, et en second à sainte Foy.
L’inscription proclame Jésus Rex, Judex : Roi et Juge !
Mais c'est un roi qui gracie, un juge qui justifie le pécheur qui a la foi. Dans son épître aux Romains, Paul écrit : «  la loi est intervenue pour faire abonder la faute ; mais là où le péché a abondé, la grâce a surabondé.  » (Rm 5 : 20)
Le ciseau d’un artiste génial de l’époque romane est capable d’amener le commun des mortels d’aujourd’hui à contempler avec les yeux de l’esprit et du cœur le mystère du Salut, cette « insondable richesse du Christ » (Ép. 3 : 8) (2) Retour 


(1) « Ce qu'il y a de faible dans le monde, voila ce que Dieu a choisi pour confondre ce qui est fort ; [...] ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est. » (1 Cor 1 ; 27-28)
(2) Cité par Benoit XVI in Saint Paul, chapitre XVIII : La vision théologique des Lettres aux Colossiens et aux Ephésiens, La Documentation Catholique, Bayard, 2009.
(consulter le texte en ligne sur le site du Vatican audience générale du 14 janvier 2009)

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