Chapitre 7 : anomalie architectonique et stigmates |
LE
TYMPAN AMPUTÉ
Mais où sont passés les soubassements du tympan ?
Tout portail se compose de deux éléments :
- la superstructure en forme de demi-cercle qui constitue le
tympan proprement dit ;
- une infrastructure composée de deux piliers de soutien
aux deux extrémités du linteau (les piédroits)
et très fréquemment d'une colonne centrale (le trumeau).
La forme étant indissociable du fond, les sculptures de la base sont
bien sûr porteuses de sens : elles assoient les fondements des scènes
figurées au tympan.
Or, par une anomalie architectonique, les trois
pièces de soutien du tympan de Conques manquent ici, laissant
un tympan sans base, quasiment suspendu et fêlé. En guise de trumeau
et de piédroits, un simple appareillage de pierre, un mur nu. Ces éléments, prévus à l'origine, ont-ils été
sculptés et sont-ils présents à Conques ?
![]() |
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Etat actuel
: un tympan mutilé, cul
de jatte |
Reconstitution par l'abbé Rascol (survolez l'image pour afficher les légendes) |
Il serait logique que ces éléments de base aient été mis en place lors de l'érection du tympan. Mais, plausiblement, et pour une raison inconnue, ils n'ont pas été mis en place il semblerait dès l'origine, probablement à la suite d'une interruption dans son élaboration (modification de l'implantation architecturale, difficultés techniques, pastorales ou financières ?), voire lors d'un déplacement éventuel (non pas comme on a pu le croire un temps, pour l'extraire d'un narthex aujourd'hui disparu) mais pour le repousser plus en profondeur sous un l'arche d'un nouveau porche reconstruit à l'époque gothique afin de le mettre à l'abri des intempéries. (1) C'est peut-être à cette occasion -dont on ignore la date- que certains blocs du tympan ont été fendus. Au milieu du XXe s. l'abbé Rascol a suggéré que les scultpures aujourd'hui incorporées à l'intérieur de la basilique dans un lieu insolite, en hauteur, sur le mur obscur du transept nord, à savoir le bloc de l'Annonciation (en lire plus) et les statues d'Isaïe et de saint Jean Baptiste constituaient ces 3 éléments de base. On ignore pourquoi ces pièces sculptées probablement de la main du Maître du tympan, ont été dès l'origine ou ultérieurement déplacées. (2)
![]() Isaïe, tenant l'arbre de Jessé (piédroit nord) |
Annonciation (trumeau central) |
![]() Saint Jean Baptiste (piédroit sud) |
Les piédroits et le trumeau tels qu'ils sont de nos jours plaqués en hauteur du transept nord (3) |
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Reconstitution du portail originel avec ses fondements architecturaux et sémantiques (Moulages de la Cité de l'Architecture à Paris) |
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Si ces trois éléments
(les deux piédroits et le trumeau), avaient été placés
sous le tympan, le plan architectural aurait été en parfaite harmonie
avec le plan théologique.
L'amputation architecturale de la base du tympan se double en effet de l'ablation de l'introduction
du récit du Salut, ces trois pièces constituant l'annonce de la venue du Messie
:
- Isaïe en avait dévoilé la
promesse ; son phylactère proclame en effet : « Un rameau sortira
de la racine de Jessé », c'est-à-dire du père
du roi David, ancêtre du Christ. Isaïe est le prophète du messianisme, du plan divin de l'histoire, de la résurrection
et du salut octroyé par la Grâce* d'un Dieu miséricordieux
qui ne se souviendra plus des forfaits mais s'offrira lui-même en
sacrifice. Il annonce un salut universel : « Je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut atteigne les extrémités de la terre » (Is 49 : 6). C'est aussi le prophète de la libération, et il est placé,
ce n'est pas fortuit, à la verticale des fers des prisonniers libérés
par sainte Foy. (4) S'il incarne pour le peuple d'Israël l'attente messianique, il constitue pour les Pères de l’Eglise une préfiguration du Christ.
- Jean Baptiste, précurseur immédiat de Jésus,
annonce la proche réalisation de la prophétie, l'arrivée imminente
du Messie. Il lève d'ailleurs la main droite pour désigner clairement
celui qu'il annonce ;
- Marie enfin qui, à l'instant de l'Annonciation, accepte
l'incarnation du Verbe en sa chair et ouvre l'ère nouvelle de la venue
du Christ Sauveur.
Ainsi, la portée
du Salut évolue au cours des siècles, partant d'un Dieu sauveur
du peuple élu pour aboutir au Salut sinon universel, du moins proposé à l'ensemble des Nations. "Pour bien comprendre le Jugement
annoncé de la Fin des Temps il faut y inclure son commencement.
Mais certains détails, les dimensions notamment, remettent en cause cette hypothèse séduisante, bien que nous ignorons les dimensions exactes de l'arche romane d'origine détruite et redimensionnée à l'époque gothique. Toujours est-il qu'au XIXe siècle, une autre sculpture, une statue gothique (XVe s.) de sainte Foy occupait le trumeau central. Elle est visible sur la lithographie de 1838, lors du passage de P. Mérimée. Lors de la restauration de l'abbaye qui menaçait ruine, l'architecte a jugé incongrue la présence d'une statue gothique sous un tympan roman. Le véritable trumeau d'origine reste donc un mystère.
Le portail de l'abbatiale peu avant le dernier tiers du XIXe s. avec la statue gothique de sainte Foy (photo Eugène Trulat, Bibliothèque de Toulouse) |
LE TARTARE, NARTHEX DU PARADIS ? On a cru un temps que le tympan était à l'origine installé dans un narthex aujourd’hui disparu. L'idée, abandonnée de nos jours, était cependant séduisante sur le plan symbolique car elle rappelait que cet espace destiné à accueillir les catéchumènes et les pénitents qui ne pouvaient pas encore pénétrer dans la nef, constituait une préfiguration du « purgatoire » comme le remarquait Huysmans : « l’entrée principale, le portique d’honneur [...] est précédé d’un vestibule couvert, [...] volontairement sombre, appelé narthex. [...] C’était un lieu d’attente et de pardon, une figure du purgatoire ; c’était l’antichambre du ciel dans laquelle stationnaient, avant d’être admis à pénétrer dans le sanctuaire, les pénitents et les néophytes. » (Joris-Karl Huysmans, La cathédrale, Plon, 1932, p. 17) LE PALIMPSESTE DES ANGES
Anomalie architecturale et énigme scripturale seraient-elles les cicatrices de fracture(s) au cours de l’histoire
de l’abbaye (voir la chronique historique) ? Quoi qu'il en soit, le tympan porte gravé dans la
pierre les signes des temps. (suite) (1) Plusieurs hypothèses ont été avancées sur ce déplacement : voir la page consacrée à la datation du tympan. (remonter) (2) Cette structure logique se retrouve sur le jambage et la paroi latérale droits du tympan de l'abbaye Saint-Pierre de Moissac avec les figurations d'Isaïe, de l'Annonciation et de la visitation de Marie à Elizabeth, la future mère de Jean-Baptiste. L'arbre de Jessé, le père de David, est bien sûr une des correspondances entre l'Ancien et le Nouveau Testament. Le prophète Isaïe annonce qu'« un rejeton sortira de la souche de Jessé » (Isaïe, 11 : 1). Précisément, les membres du clan de Nazôréens, établis à Nazareth en Galilée, se considéraient comme les descendants de David et pensaient qu'un Messie sortirait de leur souche. (remonter) (3) Cf. l'étude de Paul Deschamps, Les sculptures de l'église Sainte-Foy de Conques et leur décoration peinte,
Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, 1941, vol. 38 n° 1 p. 177 (lire le texte en ligne) Sur la symbolique du fuseau et de la servante, voir la note complémentaire. (remonter) (4) Isaïe
est le prophète de la libération ; certes de la libération
temporelle des Juifs déportés à Babylone, comme
sainte Foy libérait les prisonniers, mais aussi libération
spirituelle des captifs du Tartare : le Dieu d’Isaïe est
un dieu « qui jette le péché de l’homme derrière
son dos ». « Tu as retenu mon âme loin de la fosse
d’anéantissement […] ; de tes péchés,
je ne me souviens plus » (Is 43 : 25 et 44 : 22). C’est un Dieu Sauveur plein de miséricorde. « Il prendra notre faute à tous » (Is 53 : 6). Isaïe en annonce le sacrifice : « Il s’est
livré lui-même à la mort. » (Is 53 : 12).
Il en pressent l'universalité : « Je le destine à
être la lumière des nations pour que mon salut parvienne
jusqu’aux extrémités de la terre. » (Is 49 : 6). |
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