Mais en outre, à Conques, le sculpteur combine cette flexion des genoux avec une inversion de la direction du corps de la Magdaléenne, dont les pieds, les jambes et le tronc sont tournés vers notre gauche, alors que tous les autres personnages de la procession progressent vers la droite, vers le Christ. Toutefois Marie de Magdala tourne le visage vers l'arrière, donc vers le Sauveur. C'est une remarquable illustration de son "retournement".
Non sans un certain humour, le maître du tympan représente cette faible femme, toute petite, genoux fléchis, recroquevillée sur elle-même, humblement retournée, exactement au point de départ de la cohorte de l’Église en marche, dont les militants croissent progressivement en taille jusqu’au très grand saint Pierre, qui en a pris la tête.
La scène du retournement se joue en quatre épisodes relatés en détail dans les Evangiles (Jn 20 : 1-18).
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A l'aube du jour de Pâques, Marie de Magdala retourne au tombeau
avec des aromates et trouve la tombe ouverte : elle s'en retourne aussitôt
prévenir les apôtres.
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Après que Simon-Pierre et Jean
ont constaté la vacuité du sépulcre, Marie de Magdala retourne à nouveau au cimetière, pleurer sur la tombe qu'elle sait être vide désormais.
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Se retournant, elle aperçoit soudain un homme qu'elle prend pour le jardinier, puis elle lui tourne le dos.
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Celui-ci l’appelle alors par son nom : « Marie ! » ; elle se retourne à nouveau, reconnaît enfin le Christ et s’écrie « Rabbouni ! » (2).
A ce moment, elle voit et elle croit. Alors le Christ lui intime l'ordre habituellement traduit par la formule : "ne me touche pas".
Marie retourne enfin auprès des apôtres pour témoigner, comme le lui demande Jésus, mais ils ne la crurent pas.
APPROCHE SPIRITUELLE : des larmes de Marie de Magdala aux sources de l'Eglise
Lorsqu’elle revient contempler un tombeau vide, Marie de Magdala effectue le tout premier pas de cette démarche qui tire de l’absence corporelle une présence spirituelle. Elle arrose de ses pleurs la pierre tombale. Cette pierre où coulent ses larmes devient les premiers fonts baptismaux, la première pierre de cette Eglise qu'ensuite bâtira Pierre. Ses larmes constituent les sources de l'Eglise.
Quel sens donner au retournement de Marie de Magdala, revenant pleurer sur un tombeau qu’elle sait être vide, et au « Noli me tangere » (Veuille ne plus me toucher), lancé par le Christ lorsque Marie, le reconnaissant enfin, se jette à ses pieds ? Symboliquement, cette scène acte littéralement la fondation du christianisme et de l'Eglise. En effet, lorsqu’elle revient contempler un tombeau vide, Marie de Magdala effectue le premier pas d’une démarche qui tire de l’absence corporelle une présence spirituelle.
Lorsque, se retournant, elle reconnaît le Christ ressuscité, elle voit et elle croit. Son retournement transforme la vue (ce que montrent les sens) en vision (ce que comprend le cœur). C'est un acte de foi, que le sculpteur exprime par le geste de sa main droite levée en signe de foi.
Marie de Magdala est, en ce matin de Pâques, le premier et unique témoin de la Résurrection. C'est bien la première reconnaissance de la Résurrection du Christ, fondement même du christianisme. Ce retournement évoque la « conversion d'Israël », mouvement renforcé par la position charnière de Marie de Magdala, doublement représentée à Conques une première fois à l'extrémité du registre de l'Ancien Testament dont elle achève les temps, et une seconde fois, au début de la frise de l'Eglise en marche qu'elle inaugure au registre supérieur.
Et pourtant, c'est bien cette femme que Pierre, le renégat retourné, traitera bientôt de « radoteuse ». Ce Pierre qui conduira cette Église, ainsi fondée ici par cette femme que le Christ choisira pour devenir l’enseignante, l’initiatrice, l’apôtre de tous les apôtres en lui enjoignant de témoigner auprès des autres : « Va dire à mes frères que je suis ressuscité »
L'ÈVE NOUVELLE : une interprétation de la scène du Noli me tangere
Juste avant d’investir Marie de Magdala dans sa mission apostolique, le Christ lui lance une injonction : « Veuille ne point me toucher » (3). Plus exactement, dans la version originale en grec que saint Jérôme a traduit par la formule « Noli me tangere » Jésus dit : « Ne me retiens pas » et il ajoute : « je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » Ainsi se marque la différence entre la nature divine et la nôtre. L’instant de la retrouvaille avec l’être aimé sera celui de la séparation. Le Christ est passé de la mort à la vie, de ce monde à l’autre ; le temps s’est mué en éternité. La séparation sera en même temps l’union mystique de l’Ami et de l’Aimée.
C’est exactement ce que dit saint Bernard : « le Christ pourra être touché par le cœur non par les mains, par désir non par les yeux, par la foi non par les sens. » (Sermon sur le Cantique des cantiques 28 : 9). Autrement dit, pour les Chrétiens, l’amour est le lien mystique qui relie réciproquement l’homme et Dieu.
Ce privilège de la révélation est donc réservé à une femme, qui à la différence des apôtres, avait bénéficié d’une grâce exceptionnelle lorsque Jésus l’a libérée des sept démons de la nature humaine. Elle est ainsi élevée au rang d’Eve d’avant la chute originelle
Ce pourquoi Marie de Magdala fut appelée
l’Eve Nouvelle.
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Marie de Magdala en habit sacerdotal,
portant un encensoir et le pot à onguents, musée diocésain
de Klagenfurt, Carinthie |
Marie bénéficiera en outre d’une sorte de miracle : celui d’être ordonnée « au sacrement de l’Ordre de l’Amour » au dire du cardinal de Bérulle. Par cette ordination, dit-il, s’accomplit en elle « le printemps de la grâce et du Salut, la plénitude du temps, un divin composé de l’être crée et incréé ; l’homme nouveau. » (Pierre de Bérulle, Élévation sur sainte Madeleine)
Et c’est pourquoi
à Conques, nous la trouvons intégrée dans un grand
reliquaire entre les deux reliques insignes de la Vierge Marie et du
Christ. C’est peut-être aussi pour témoigner de son
ordination au sacrement de l’amour, que nous la trouvons revêtue
des ornements sacerdotaux sur un vitrail de 1160 de l’église
de Weitensfeld im Gurktal, exposé à Klagenfurt en Autriche.
(4)
Marie de Magdala, présente à la Croix et à la
Résurrection, marque la charnière, le passage et la transmission.
De la consécration apostolique à l’union mystique,
elle est le signe de l’amour et de l’articulation féminine
de l’Histoire du Salut.
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Au XXe siècle, le successeur de Pierre, Paul VI, entreprend une réhabilitation implicite de Marie de Magdala en décrétant, en 1969, que désormais cette sainte devrait être célébrée en tant que disciple et non plus comme pénitente. Restaurée au rang de disciple, Marie de Magdala n’en garde pas moins son titre apostolique « d’apôtre des apôtres » (apostola apostolorum) !
De plus en plus de voix s’accordent à reconnaitre que l’assimilation de Marie de Magdala à la pécheresse anonyme est abusive.(5) C’est le cas par exemple, de Jean-Philippe Watbled, Professeur à l’Université de la Réunion, qui a tenu sur ce thème une conférence à l’association des Amis de l’Université en mars 2011. (en lire davantage)
A propos de Marie de Magdala, consulter les rubriques consacrées à son culte conquois, à la réhabilitation de l'Apôtre des Apôtres, et au dernier ouvrage de l'auteur.
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(1) Veuille ne pas me toucher. L'expression latine apparait dans la Vulgate, traduction des Ecritures en latin faite par saint Jérôme. (remonter)
(2) Rabbouni : expression affectueuse signifiant Rabbi, maître. (remonter)
(3) Pour Marie de Magdala, comme pour Moïse, on retrouve exactement la même structure de l'investiture d'une mission divine composée de la séquence suivante : appel / réponse / interdit / ordre de mission / échec.
Structure |
Moïse (Livre de l'Exode) |
Marie de Magdala (Evangiles) |
l'appel |
- Moïse ! (Ex 3 : 4) |
- Marie ! (Jn 20 : 16) |
la réponse |
- Me voici ! (ibid.) |
- Rabbouni ! (ibid.) |
l'interdit |
- N'approche pas ! (Ex 3 : 5) |
- Ne me touche pas ! (Jn 30 : 17) |
l'ordre d'envoi |
- Va réunir les Anciens et dis-leur... (Ex 3 : 10-16)
|
- Va-t'en vers mes frères et dis-leur... (ibid.) |
l'échec de la mission |
Moïse parla ainsi aux fils d'Israël, mais ils ne l'écoutèrent pas (Ex 6 : 9) |
Ses propos leur semblèrent du radotage et ils refusèrent de la croire (Lc 24 : 10-11) |
Cf. Pierre Séguret, Marie de Magdala, Nouveau Moïse. La cause de la femme, Millau, impr. Maury, 2016 (remonter)
(4) L'ordination au sacrement
de l'amour de l'Apôtre des Apôtres fait pendant à
l'ordination céleste de sainte Foy martyre, deux saintes dont les cultes
sont du reste, à Conques, jumelés. Le port des ornements sacerdotaux
par des femmes n'est pas un cas isolé. C'est le cas, en Aveyron, de la
Vierge en majesté de Notre-Dame d'Estables.
(remonter)
(5) Il serait plus judicieux,
semble-t’il, d'assimiler "la pécheresse" à
Suzanne.
Totalement absente ailleurs dans les Evangiles, Suzanne n'apparaît furtivement
et de façon inopinée, que dans la description de l'entourage féminin
de Jésus, en compagnie de Marie de Magdala et de Jeanne de Chouza (Luc 8 : 2-3). Cette énumération des « femmes
guéries d'esprits mauvais ou de maladie » qui accompagnent
le Christ suit immédiatement et sans transition la scène du repas
chez Simon le Pharisien où une certaine femme, « pécheresse notoire » mais qui demeure anonyme (Luc taisant avec délicatesse
son nom), verse sur les pieds de Jésus du parfum et des larmes de repentir
(Luc 7 : 36-50). On passe directement d'une scène à
l'autre, comme s’il s’agissait d’une association d’idées.
De plus, il est significatif que le nom de Suzanne ne soit accompagné
ni de son origine géographique, ni de son statut marital, cas unique
dans les Evangiles où le nom des jeunes femmes célibataires est
complété par celui de leur localité d'origine (par exemple
Marie de Magdala) et celui
des femmes mariées, toujours précisé par celui de leur
époux, comme Jeanne, femme de Chouza. L'identité
de Suzanne reste donc volontairement imprécise, par la même pudeur
qui incite l'évangéliste à ne pas révéler
l'identité de la "pécheresse" chez Simon. Luc applique
ainsi la loi hébraïque qui instaure l'oubli des fautes pardonnées. (remonter) |