Chapitre 5 : les Tartares définition, structure, hiérarchies et inversions |
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Ce concept de "Tartares*" est courant au XIIe siècle : par exemple saint
Bernard l'utilise lorsqu'il évoque la répartition des âmes
après la mort. (2). Mais le terme, au singulier comme au pluriel, est trop souvent (mal) traduit
par "Enfer", terme qui impliquerait
que les peines soient définitives, éternelles dans le cadre du Jugement dernier déjà prononcé. (3) LE TARTARE N'EST PAS (QUE) L'ENFER ! Le Face à Face avec le Christ plus ou moins vécu tout au
long de la vie se renouvelle à l'heure de la mort au cours de la pesée des âmes. Bien avant le Jugement dernier*,
une planche de salut est offerte aux pécheurs (du moins à
ceux dont les fautes ne leur auront pas valu la damnation éternelle) ; elle est offerte aussi aux pécheurs que leur foi sauvera, à l'instar du Bon Larron. Le Tartare -ou du moins certaines de ses régions- devient une sorte de lieu et de temps de purification, un lieu et un temps purgatoires. LE DIABLE RIT ! OUI, MAIS IL RIT JAUNE ! Que lui susurre donc à l'oreille le diablotin
qui provoque une telle fureur chez Satan ?
La représentation conquoise du Tartare est également strictement conforme à la description du Purgatoire que donne le grand théologien Bernard de Clairvaux, moine bénédictin du XIIe siècle (dans son 42e sermon divers : « Il y a trois endroits destinés aux âmes des morts, selon leurs différents mérites, l'enfer, le purgatoire et le ciel. L'enfer est pour les âmes impies, le purgatoire pour celles qui doivent se purifier,
et le ciel pour celles qui sont parfaites. Ceux qui sont en enfer ne
peuvent plus être rachetés, attendu que dans l'enfer il n'y a plus de
rédemption. Ceux qui vont dans le purgatoire attendent leur rédemption,
mais auparavant ils doivent souffrir les ardeurs du feu [...] . Ceux qui sont dans le ciel goûtent une joie complète dans la vision de Dieu [...] .
Mais puisque, de même que les premiers ne méritent plus d'être
rachetés, les derniers n'ont plus besoin de l'être, il ne nous reste
que les seconds, chez qui nous devions nous rendre par un sentiment de
compassion [...]. J'irai donc
dans cette contrée, [...] je verrai comment
un Père plein de bonté abandonne les enfants qu'il doit glorifier
ensuite, aux mains du tentateur, non pour que celui-ci les tue, mais pour qu'il les purifie ; non pour encourir sa colère, mais pour obtenir
sa miséricorde ; non pour leur destruction, mais pour leur instruction [...]. Je me
lèverai donc pour leur venir en aide, [...] j'implorerai le Seigneur par mes soupirs, j'intercéderai par mes prières [...] ; peut-être Dieu [...] changera-t-il toutes leurs peines en repos, leur misère en gloire,
leurs coups en couronne. C'est par ces sortes de devoirs, et par
d'autres semblables que nous pouvons couper court à leur pénitence,
terminer leurs fatigues, et anéantir leurs peines. » (7) INTERCONNEXION
DES TEMPS ET DES HUMAINS LES INVERSIONS (UN MONDE SENS DESSUS DESSOUS) « [H]OMNES
PERVESI SIC SUNT IN TARTARA MERS<I> »
Ces écoinçons des inversions sont l'inverse symétrique de l'écoinçon de la foi qui assure le Salut. C'est logique puisque ni l'apostat, ni le moine blasphémateur, ni le suicidaire (ou l'hérétique cathare) n'ont su conserver sa foi en Dieu pour le premier, sa mission pastorale pour le deuxième ou la Vie qu'il avait reçue du Créateur. LA
HIÉRARCHIE DES PÉCHÉS
(1) Le texte de l'ensemble des inscriptions ainsi que leur traduction peut être consulté à la rubrique inscriptions ou visualisé in situ en latin et en français. Sur le débat Tartare vs Enfer, voir notre billet sur l'alternative théologique. (remonter au texte) (2) Bernard de Clairvaux oppose le "Tartare*" aux " Demeures*" : « Quand les péchés de quelques-uns, ainsi que
l'évidente ardeur au bien de quelques autres passent en jugement,
alors les premiers insouciants d'une sentence immédiate à
la propre mesure de leur crime disparaîtront dans les Tartares. Les autres, directement et sans tarder, l'âme entièrement
libérée, s'élèvent aux demeures préparées pour eux » (saint Bernard, cité par le Dictionnaire de théologie) (3)
Dans le vocabulaire de l'eschatologie chrétienne, le terme de Tartare apparait dès
le début du christianisme, sous la plume de saint Pierre (2ême épître 2 : 4). Le Frère Jean Régis
Harmel, O. Praem. 1934-2020), prieur de Conques, faisait remarquer que
ce terme est en fait, dans les Ecritures, un hapax, c'est
à dire l'unique occurrence du terme dans toute la Bible. Ce terme
gréco-romain remplace le Shéol hébraïque
que Pierre adapte pour les Gentils à l'univers culturel
païen où le Tartare est tout simplement le royaume des morts. Le sens chrétien en est bien sûr très différent
: pour saint Pierre, il s'agit d'exhorter les païens
convertis à la patience pour le temps
intermédiaire entre la mort et le Jugement dernier*, les
injustes étant précipités dans les fosses
obscures du Tartare dans l'attente de la Parousie*.
(« Dieu
n'a pas épargné les Anges qui avaient péché,
mais les a mis dans le Tartare et livrés aux abîmes
des ténèbres, où ils sont réservés
pour le Jugement... » II
Pierre 2 : 4). Le
Tartare est devenu un lieu d'attente, un séjour transitoire.
Il est même provisoire, car, poursuit l'apôtre des Gentils, « le Seigneur patiente envers vous, voulant, non que certains
périssent, mais que tous arrivent au repentir. [..] Le Seigneur sait délivrer les hommes
pieux de l'épreuve et garder les injustes
pour les châtier au jour du Jugement » (II Pierre 2 : 9). Délivrance, épreuves, les deux termes,
qui supposent bien un séjour transitoire, contiennent
aussi en germe l'essence même du Purgatoire,
remettant le châtiment des injustes au Jugement dernier et donnant à ce séjour provisoire une dimension de repentir, l'occasion
d'un rachat, d'une purgation en quelque sorte
et en définitive l'expression de la Rédemption. Ce terme
de Tartare est donc fondamental : lieu d'attente, il
constitue un indice supplémentaire qui révèle qu'il
ne s'agit pas d'un Jugement dernier, mais de la Parousie qui le précède. Voir dans la F.A.Q. la question n°7. Sur les
correspondances entre le tympan et les épîtres de Pierre,
voir ici. (4) Cf. Pierre Séguret, chapitre Les Sources théologiques, un imaginaire savant, in Conques-Perse, Flammes et Lumières de l'Au-delà, 2007 (remonter au texte) (5) Il existe une description du tympan datant du début du XVIIIe siècle, citée par Nathalie Poux dans un article publié en 1995 dans la Revue du Rouergue, qui avait bien perçu la présence du purgatoire : il s'agit de la lettre adressée en 1726 par François Xavier Bon de Saint-Hilaire, Premier Président de la chambre de la Cour des comptes de Montpellier, au paléographe et archéologue bénédictin Dom Bernard de Montfaucon dans laquelle il désigne le Christ sous l'appellation de Sauveur et en employant les termes de limbes et de Purgatoire : « à gauche, prez du sauveur sont quatre anges ou saints qui portent les uns des livres, l'autre un encensoir et l'autre un étendart, a côté de ces saints est la représentation du purgatoire ». (Nathalie Poux, "Une représentation du tympan de Conques au début du XVIIIe siècle", Revue du Rouergue, n° 44, nouvelle série, hiver 1995, p. 489-497 et Nathalie Poux, "Regards sur le tympan de Conques au début du XVIIIe siècle", in Bulletin Monumental, tome 159 n° 3 année 2001. pp. 239-242. Lire notamment l'extrait p. 241 sur Persée). Notre thèse n'est donc pas si révolutionnaire : au siècle des Lumières, les érudits interprétaient avec clairvoyance le message du tympan. Leur vision était plus juste et moins sectaire que celle de nos contemporains qui n'y voient que l'enfer. (remonter) (6) Les démons rappellent la Loi pour révéler à la conscience du pécheur son péché, car, comme l'écrit Paul, « la Loi ne fait que donner la connaissance du péché » (Ro 3 : 20). Satan est ici dans son rôle, celui de l'ange accusateur, comme dans le Livre de Zacharie qui relate le procès de Josué (Za 3 : 1) (remonter) (7) Saint Bernard, Sermon divers (Sermones de diversis), XLII, 5 (lire le texte). Nos détracteurs, farouches partisans de la thèse d'un Jugement dernier avec son Enfer éternel, qui nous objectent qu'il ne saurait y avoir de démons au Purgatoire, ne semblent pas avoir lu attentivement saint Bernard. Rappelons que Bernard de Clairvaux (1090 - 1153) est l'exact contemporain du tympan de Conques. (Et ils devraient peut-être relire aussi l'extrait de Le Goff souligné au § précédent ! Voir aussi la rubrique consacré à la dispute à ce propos.) (remonter) (8) L'inversion se prolonge jusqu'à aujourd'hui, puisque beaucoup voient de nos jours ici un "braconnier" puni pour son infraction à la loi (humaine) et non le véritable chasseur. (voir la note sur cette polémique) A l'époque romane, les "chasseurs", hommes de bois, réfugiés dans la forêt, lieu de la folie, avaient mauvaise réputation. C'étaient des "for-bans", vivant hors du ban, en marge de la société, violant les lois (de la nature) car suspectés de pratiquer et l'inversion sexuelle et les "charmes". (Cf. les travaux de Jacques Le Goff sur l'imaginaire médiéval). Notons au passage que l'édit de 390 Théodose 1er condamne au bûcher les prostitués homosexuels. Le lièvre, animal nocturne et ambivalent, était un symbole du paganisme dans la chrétienté médiévale. (voir également la note sur l'interdit alimentaire à l'époque du pape Zacharie) Dans l'Antiquité grecque, le lièvre était une offrande pédérastique, le cadeau offert par l'éraste à son éromène. (Cf. la céramique à figure rouge originaire de l'Attique vers 480 avant JC conservée au musée du Louvre, représentant au fond de la coupe un jeune homme jouant avec un lièvre. Illustration). Plus globalement, au Moyen-Âge, les léporidés sont considérés comme des créatures diaboliques en raison de leurs fréquentes copulations. (remonter au texte) (9) Les stadingiens (appelés aussi Stedinger) : étaient un peuple de pécheurs, de pirates et de paysans-pionniers qui, dès le début du XIe siècle, ont conquis et asséché les marais et polders des Bouches de la Weser et de la Frise. Ils sont devenus un peuple libre, indépendants d'esprit, organisés en assemblées populaires (le Thing) et fiscalement insoumis aux évêques de Brême. Les chroniqueurs (Adam de Brême) leur reprochaient des pratiques païennes héritées des anciens cultes germaniques. On leur prêtait aussi des rites sataniques, et on les accusait de développer une secte hérétique manichéenne. Au XIIIe siècle ils furent excommuniés en bloc (1230) puis visés par une croisade lancée par l'archevêque de Brême, soutenue par des prédicateurs dominicains et armée par le Comte Florent IV de Hollande, (fils de Guillaume 1er), le Duc Henri 1erde Brabant (dit le Guerroyeur), époux de Marie de France (fille de Philippe Auguste), et le comte Thierry de Clèves. La Stedingerkrieg s'acheva en 1234 par la bataille d'Altenesch, sur les bords de la Weser où furent massacrés 6 000 Stedinger. (voir Claude Fleury, Histoire ecclésiastique, t. XVII, p. 53 et Journal des sçavans, volume 157, Amsterdam, 1751, p. 516). Cela se passait à l'époque où la croisade contre les Albigeois venait de s'achever (Traité de Meaux, 1229) et où le tribunal de l'Inquisition s'installait dans le Languedoc passé aux mains du roi de France (1233). Que ces paysans libres aient été sataniques ou pas, les pratiques qui consistaient à embrasser des crapauds (ou des chats) sur la bouche ou le cloaque étaient parfois rapportées dans les procès en sorcellerie. Certaines sectes sataniques avaient probablement remarqué les effets hallucinogènes et amnésiques d'une sécrétion toxique de la peau du crapaud qui contient, entre autres substances venimeuses, de la bufoténine. On retrouve l'image du baiser du crapaud dans l'iconographie médiévale, par exemple près du chaudron infernal du portail occidental de la cathédrale Saint-Etienne à Bourges (illustration) ou encore sur une voussure de la cathédrale Notre-Dame de Dax. (remonter au texte) (10) Encore sous une fois l'organisation spatiale se cache une répartition temporelle : on pourrait dire qu'en bas nous trouvons des péchés (soit véniels, soit mortels) liés aux individus mais présents de tous temps, à toutes les époques ; tandis qu'au-dessus, nous avons à faire aux péchés de l'époque contemporaine, du présent, liés à la société, au contexte politique, économique, militaire et aux dissidences religieuses du moment. (remonter) Chapitre suivant : 6) Péchés individuels et collectifs
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