La clé de saint Pierre donnerait-elle la clé du Tympan ?
Saint Pierre joue un rôle fondamental : cet apôtre (nommé Céphas, c'est à dire pierre) est le roc sur lequel est bâtie toute l'Eglise. A l'origine, le sanctuaire de Conques était dédié au Saint Sauveur et à saint Pierre. Cette double dédicace était fréquente aux premiers temps du christianisme. Personnage central du premier panneau à la droite du Christ, le premier évêque de Rome porte comme insigne la clé du paradis. Si le Christ est la porte (Jn 10 : 7-9), Simon-Pierre est la clé. L'image, très explicite (l'Eglise est le moyen qui permet d'accéder au Salut), est issue de l'Evangile de Matthieu : « Je te donnerai les clés du royaume des cieux, ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux ». (Mt 16 : 19) L'image est claire et pour bien mettre les points sur les i, le bâton pastoral de Pierre pointe directement sur la serrure bien visible de la porte du paradis. Par sa mission épiscopale et apostolique, ce "pêcheur d'hommes" repêche les âmes.
Les Actes
Mais au-delà de ce sens littéral, deux citations extraites des Actes des Apôtres précisent la conception du salut de l'apôtre et éclairent la lecture du tympan :
Dans son premier discours, à la Pentecôte, Pierre s’adresse aux habitants de Jérusalem. Il cite le prophète Joël (1) pour bien souligner la continuité de la doctrine du Christ avec le judaïsme : « il adviendra dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai mon Esprit sur toute chair […] et avant le Dernier Jour, il adviendra que quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé » (Actes 2 :17-21)
Un peu plus loin, Pierre est à Césarée : il ne s’adresse plus aux Juifs mais aux Nations, et en particulier à Corneille, le Centurion romain et parle de Jésus et de sa résurrection : « c’est lui qui a été établi par Dieu juge des vivants et des morts. A lui tous les prophètes rendent ce témoignage, que quiconque croit en lui reçoit par son Nom rémission des péchés ». (Ac 10 : 42-43). On peut résumer sa théologie à la formule "la foi sauve". La foi sauve les hommes de foi, quand bien même auraient-ils renié Jésus comme le fit Simon Pierre. Pierre a conscience de sa condition humaine, quand il déclare à Corneille qui se prosterne à ses pieds : « Relève-toi, je ne suis qu'un homme, moi aussi ». (Ac 10 : 26)
Pour aller plus loin et entrevoir combien ce tympan est une œuvre complexe, globale, cohérente, dont les auteurs maîtrisaient parfaitement les Écritures et toutes les subtilités de la théologie, disons clairement que les épîtres de saint
Pierre constituent également une des sources d’inspiration, tant sur le plan de la forme que celui du fond : « Vous-mêmes, comme des pierres vivantes, édifiez-vous
pour former une maison spirituelle. » (1Pi 2 : 5)
Les Épîtres |
Pas moins de onze termes tirés de ces deux épîtres trouvent leur correspondance au tympan : les Prophètes, l’Esprit-Saint, la Miséricorde, la Grâce, le Jugement, les Vertus, l’Amour fraternel, la sainteté, le Tartare, la Foi et les Anges.
1)
LES PROPHÈTES
Les Ecritures, Ancien et Nouveau Testaments qui ont pour objet l’annonce
du Salut reposent sur deux données fondamentales identiques
: la parole prophétique et l’infusion de l’esprit divin
dans le cours de l’Histoire.
La tradition juive se fonde sur les prophéties. « Le
prophète est l’homme qui au-delà de toutes les lettres
dégage l’esprit » (Yves Congar). Il parle inspiré
par l’Esprit, parole de Dieu. « C’est poussés
par l’Esprit Saint que les prophètes ont parlé ». (II Pi 1 : 21)
Les Pères de l’Eglise, tout comme Pascal d’ailleurs,
bâtiront l’apologie du christianisme à partir des écrits
prophétiques considérés comme la préfiguration
du Messie. Prophétie et Esprit sont liés. Le tympan, dans
son architecture-même et dans les symboles graphiques représente
ces deux réalités spirituelles. Expliquons-nous :
L’architecture
Tout tympan s’élève sur une base formée de
trois piliers de soutènement : le trumeau central et aux deux extrémités,
les piédroits pour soutenir le linteau de l’édifice. Ornés
de sculptures de grande taille, ils affichent le nom des bâtisseurs
de la Maison de Dieu, axe de force et de support de l’ensemble,
atlantes et cariatides romans à qui incombe la charge de porter
l’Histoire du Salut. C’est ainsi que le pivot central était
réservé (selon certaines hypothèses) à la Vierge Marie, qui par son « Fiat » d’acceptation
de l’Annonciation, réalise
l’incarnation de l’Esprit dans le cours de l’Histoire
par la naissance de Jésus. Les deux piédroits qui l’encadrent
sont attribués aux deux plus grands prophètes ayant annoncé
cet événement : Isaïe le précurseur, sept siècles
avant, et Jean-Baptiste qui atteste la divinité de Jésus-Sauveur
« l’agneau de Dieu ».
Malheureusement, et au plus grand péril de voir la fissure du tympan
s’accentuer, ces trois éléments essentiels à
la compréhension du sujet traité au tympan proprement dit,
ces trois étais fondamentaux, ont été déposées et
déplacés au transept nord de la basilique. Aussi, devons-nous
par la pensée les remettre à leur place et fonction –
celle-là même des fondations théologiques du Salut
: les prophètes et l’Esprit. (voir l'anomalie architecturale au chapitre 7)
Isaïe (moulage du pied-droit d'origine, Cité de l'architecture) |
L'Annonciation faite à Marie (moulage du trumeau d'origine, Cité de l'architecture) |
Jean Baptiste (moulage du pied-droit d'origine, Cité de l'architecture) |
Au rez-de-chaussée de l’édifice en forme de maison,
nous trouvons un péristyle à arcade où siègent
deux par deux les grandes figures de la Bible, porte-parole du verbe divin
: Melchisédech et Zacharie, Abraham, Moïse et Aaron, Jérémie et Ezéchiel.
Ezéchiel, placé à l’extrémité
de cette frise de l’Ancien Testament, est le prophète de
la Résurrection des morts à la Fin des temps, celui des
« os desséchés qui reprendront chair ».
(Ez 37 : 11-22) Il est identifiable par le port des deux
tablettes qu’il joint pour signifier l’union des deux royaumes
de Juda et d’Israël assurant l’unité du peuple
Saint de même que les os desséchés se rejoindront
pour reprendre chair.
Melchisédech est le prêtre du Très-Haut à qui
Abraham paya la dîme. Il célèbre le sacrifice par
le pain et le vin, préfigurant celui du Christ.
Enfin Moïse (le quatrième personnage en partant de la droite ou de la gauche) fera de son peuple un peule de prophètes lorsqu’il
transmettra cet Esprit dont Dieu l’a recouvert : « Yahvé
descendit de la nuée et parla à Moïse. Il retira de
l’Esprit qui était sur lui et le reporta sur les soixante-dix
hommes, les anciens. Or, dès que l’esprit reposa sur eux,
ils prophétisèrent ». (Nombres 11 : 25)
Aussi tout naturellement, Pierre introduit-il dès le début
de ses lettres, le prophétisme :
« Ils ont prophétisé sur la grâce qui vous
était donnée » (I Pi 1 : 10) ;
« C’est poussé par l’Esprit Saint que les
hommes ont parlé de la part de Dieu ». (II Pi 1 : 21)
Le prophétisme
La seconde épître insiste plus fortement sur le prophétisme
car Pierre lui-même a entendu et rapporté la voix de Dieu. « Cette voix nous l’avons entendue provenant du Ciel quand
nous étions avec Lui [le Seigneur Jésus] sur la
montagne sainte [le mont Thabor, lieu de la Transfiguration Mt 17 : 1-13]. Aussi nous tenons pour d'autant plus certaine la parole
prophétique à laquelle vous faites bien de prendre garde
comme à une lampe qui brille en un lieu obscur jusqu’à
ce que le jour vienne poindre et que l’étoile du matin se
lève dans vos cœur ». (II Pi 1 : 18-20)
De même que Pierre dans cette deuxième lettre redouble son
attachement au prophétisme, de même le sculpteur redouble
cet attachement à la tradition biblique en introduisant le port
par deux moines des Tables de la Loi et des Evangiles, au sein de la marche de l’Eglise.
L'évangéliaire et les tables de la loi |
« Voici que j’ouvre vos tombeaux… Je mettrai mon Esprit en vous et vous vivrez ». (Ez 37 : 12-14) |
Cette insistance sur l’intégration du lien hébraïque
convient particulièrement bien au tempérament de Pierre,
qui entendait maintenir le rite de la circoncision, à l’encontre
de Paul, question qui donna lieu au premier concile, dit de Jérusalem.
Dans cette optique, ne peut-on appliquer subsidiairement à Pierre
ce pouvoir des clefs qu’Isaïe attribuait au Messie ?
« Je mettrai sur son épaule la clef de la Maison de David.
S’il ouvre, nul ne fermera. S’il ferme, nul n’ouvrira ». (Is. 22 : 22)
Quant à Ezéchiel, ne serait-il pas l’inspirateur de
l’écoinçon où le sculpteur par trois arrêts
sur image, détaille sous nos yeux l’ouverture cinématique
de tombeaux à la Résurrection ?
« Dans la perspective du prophète,
Effusion de l’Esprit et Jugement sont intimement liés et
se présentent sur le même plan ». (Bible Osty,
Commentaire Actes 2).
Dans les Actes des Apôtres, Luc rapporte deux discours prononcés
chez le centurion Corneille où Pierre complète l’annonce
de la Parousie par deux éléments prouvant la messianité
de Jésus : l’antériorité de la prophétie
et sa réalisation au temps présent, par l’irruption
de « l’Esprit Saint ».
Chez Corneille, le premier Romain converti, il rappelle à propos de Jésus de Nazareth
que : « Dieu l’a oint de l’Esprit Saint (…) et il nous a enjoint d’attester qu’il est lui, le juge
établi par Dieu pour les vivants et les morts. C’est de lui
que tous les prophètes rendent ce témoignage que quiconque
croit à lui recevra, par son nom, la rémission de ses péchés » (Ac 10 : 38, 42-43).
De même, dans son deuxième discours aux Israélites,
prononcé dans les jours qui suivent la descente de l’Esprit
sur les Apôtre lors de la Pentecôte, Pierre se réfère
au prophète Joël (Jl 3 : 1-5) prédisant
la venue de l’Esprit à la Fin des Temps : « Il
adviendra que je répandrai mon esprit sur toute chair, et que vos
fils et vos filles prophétiseront. (…) Il adviendra
que quiconque invoquera le nom de Seigneur sera sauvé ».
(Ac 2 : 17-21)
La dédicace de l’abbatiale de Conques au Saint Sauveur d’une
part, et à Saint Pierre d’autre part, répond à
cette invocation.
La
Symbolique du Paraclet
En règle générale le Saint-Esprit est figuré
symboliquement par la Colombe ou les flammes. Visiblement, ces figures
de la troisième personne de la Trinité manquent au Tympan.
Et cependant, un signe bien évident, le symbolise : celui des ondes.
Parole, l’Esprit est vibration. Comme l’onde sonore, il perce
les murailles. Vibration lumineuse, onde sismique des tréfonds,
ondée féconde venue du Ciel, l’onde, puissance de
l’invisible, véhicule la Vie, la mort, le mouvement, du commencement
jusqu’à la fin de la Création. Elle pénètre
la matière, l’anime. Elle est l’esprit de Dieu. Elle
est son souffle. L'analogie de l'onde avec l'élément liquide
fonctionne également, et on ne peut s'empêcher de les rapprocher
de l'image employée par un docteur de l'Eglise du IVe siècle, saint Hilaire de Poitiers : « Nous sommes inondés
par les dons de l’esprit saint, et le fleuve de Dieu, regorgeant
d’eau, se déverse en nous à partir de cette source
de vie. » (Commentaire sur le Psaume 64 : 14-15)
Aérienne ou liquide, l'onde est omniprésente au tympan sous
forme de vagues ou d’ondulations. Mais il y en a de deux catégories
: les unes verticales, les autres horizontales.
Verticales, elles relient le ciel à la terre, Dieu à l’Homme.
Horizontales, elles se propagent dans l’espace et le temps.
Les verticales procèdent du Père ; les horizontales du Fils.
Les ondes du Père en dents de scie deviennent rondes en forme de
vagues après leur redistribution par le Christ.
Tombant de la partie haute du Ciel, les ondes verticales transformées
se répandent sur la colonne de la collectivité en marche,
surplombant les uns, immergeant les autres dans leur flot jusqu’à
la poitrine ou aux épaules comme Marie et saint Pierre –
ou bien encore servant de support aux anges, assesseurs du Jugement.
Emanant du Christ, les ondes s’étendent en direction des
deux mondes sur lesquels règne le Messie. Ici encore, le moine
sculpteur rend visible l'invisible, en l'occurrence le Paraclet,
au sens étymologique, l'esprit consolateur, intercesseur, ad-vocatus du Christ après son Ascension.
D’autres signes complètent la figuration de l’Esprit
: la lampe, l’étoile et le chien d'Isaïe.
Symbole de la lumière spirituelle, les lampes du Temple brillent
au-dessus de la tête auréolée des patriarches et des
prophètes de l’Ancien Testament.
Les lampes du Temple |
Le Chien au pied d'Isaïe |
Quant à l’étoile et
au chien, c’est aux pieds d’Isaïe reposant sur une tête
de chien que le symbole se cache. Comme son nom l’indique, le chien
désigne aussi la constellation de ce nom. Or celle-ci comporte
l’étoile la plus brillante, Sirius. Dans les temps préchrétiens,
elle apparaissait peu après le solstice d’été
et marquait le temps de la « canicule ». Elle coïncidait
avec la crue du Nil, indiquant ainsi le début de l’an nouveau
du calendrier égyptien. Elle apportait la Vie. Autant de symboles
qui définissent « l’Esprit qui vivifie » les
vivants et ressuscite les morts. L’intégration dans le tympan
de ce symbole du Chien comme celui de la balance psychostasique, élargit
les sources culturelles des moines bénédictins de Conques,
de l’antique substrat gréco-romain, si manifeste par ailleurs
au tympan, vers les racines hébraïques et jusqu’à
la civilisation de l’ancienne égyptienne. L’Esprit
transcende les siècles et meut les étoiles.
3)
LA MISÉRICORDE
Isaïe, si présent au tympan en sa qualité de prophète
du Messie souffrant, est aussi celui de la miséricorde divine.
« Tu as retenu mon âme loin de la fosse d’anéantissement,
car tu as jeté derrière ton dos tous mes péchés » (Is 38 17).
C’est le dieu compatissant qui efface
les péchés :
« C’est moi qui efface tes forfaits à cause de
moi, et de tes péchés je ne me souviens plus ».
(Is 43 : 25) « J’ai dissipé tes crimes comme un
nuage ». (Is 44 : 22)
Dans les Epitres de Pierre, la miséricorde divine se manifeste
par l’octroi d’un délai qui repousse à plus
tard la Parousie, afin de donner à chacun le temps
de se réformer, et à tous celui de permettre cette advenue des temps messianiques.
« Le Seigneur patiente envers vous, voulant, non que certains
périssent, mais que tous arrivent au repentir. » (II
Pi 3 : 9)
La frise de l’Eglise en marche évoque ce temps donné
au temps pour que la communauté « unie » sous
la houlette du premier Evêque de Rome bénéficie de
cette patience de Dieu octroyant un délai salutaire.
C’est à ce Dieu de grâce
que Pierre confie son assemblée, son ecclésia, dans la salutation
finale de ses deux épîtres.
« Le Dieu de toute grâce qui vous a appelés à
sa gloire éternelle en Christ, vous rétablira lui-même ». (I Pi 5 : 10)
« Croissez dans sa grâce et la connaissance de Notre Seigneur
et Sauveur Jésus Christ ». (II Pi 3 : 18)
L’exhortation finale de cette seconde lettre ne fait que rejoindre
celle de l’introduction de la première, mettant ainsi en
relief la récurrence de la grâce dans ses pensées
:
« Tournez votre espérance vers la Grâce qui doit
vous apporter la révélation de Jésus Christ »
(c’est-à-dire la Parousie) (I Pi 1 : 13)
Mais par quel artifice représenter dans la statuaire la grâce
justifiante distribuée par un Dieu miséricordieux mais invisible
? Comment, sans recourir aux inscriptions, expliciter une vérité
transcendante, surnaturelle ? Le geste y suffirait-il ?
Le Maître du Tympan relève
ces défis par un recours à la géométrie, en
traçant deux lignes idéales.
L’une de ces obliques passe par les deux mains du Christ. L’autre,
par l’inclinaison du fléau et des plateaux de la balance.
La première « diagonale de la Grâce » traverse
tout le tympan de haut en bas. Elle prend son origine au plus haut du
tympan, à la droite du Christ, au plus haut du Ciel, d’où
tombent les ondes verticales et aigues émanant du Père,
et elle aboutit, après être passée par les deux mains
du Christ, sur la tête de l’homme restauré qui se relève
dans le Tartare, sous les pieds de Satan, étonné sur un
lit de flammes qui ne le consument pas. Le Christ, les deux mains paume
ouverte recueille les grâces du Père et les déverse
sur les éprouvés, qui s’éveillent, éclairés
par le feu métaphorique du jugement, qui ne détruit pas
mais purifie.
La deuxième droite est dessinée par la balance, symbole
de justice et de jugement. Il est paradoxal que le fléau (aujourd’hui
cassé) penche avec son plateau vide de tout mérite du côté
angélique, alors que du côté diabolique la coupelle
qui déborde de péchés représentés par
un visage d’homme devrait être la plus lourde et faire basculer
le fléau de ce côté. Le diable a beau tricher en appuyant
du doigt pour rétablir l’équilibre logique, rien n’y
fait. Comment expliquer cette atteinte aux lois de la physique ? C’est
bien la question que pose le diable à l’ange, contestant
quelque supercherie angélique. Mais l’ange de lui répondre
: les trois croix déposées dans la coupelle vide représentent
les grâces du Père, le sacrifice du Fils et la foi : elles
compensent, et bien au-delà, le poids des démérites
humains.
Aussi la grâce du juge provenant des ondes horizontales infléchit
la direction du fléau pour rejoindre la diagonale de la grâce
du Christ-roi.
5)
LE JUGEMENT
Mais qui juge ?
« C’est le Père qui juge impartialement selon l’œuvre
de chacun » nous dit Pierre (I Pi 1 : 17).
Mais c’est la main du Christ qui distribue les grâces en sa
qualité de juge et de roi, dotés du pouvoir de gracier :
c'est le rôle de l'Esprit Saint, du Paraclet, l'envoyé auprès
des hommes, littéralement l'ad-vocatus, l'avocat, symbolisé
par les ondes. Le Dieu du Jugement apparait alors comme un « Dieu
de toute grâce ». (I Pi 5 : 10) C’est
pourquoi, dans la frise de la colonne des élus, les ondes divines
qui tombent directement du haut sans intermédiaire, surplombent
ou immergent les bienheureux. « L’esprit divin repose
sur vous » (I Pi 4 : 14).
« Sa divine puissance nous a fait don de tout ce qui regarde
la vie et la piété. (…) Par elles, les plus
grandes promesses nous ont été données afin que vous
deveniez participants de la divine nature » (II Pi 1 : 3-4.)
Par le jeu des grâces verticales et horizontales, le tympan nous
montre que les grâces tombent directement du Père sur les
Saints, les justes, les bénis, mais aussi sur les pécheurs.
Mais, pour les atteindre, elles doivent passer alors par l’intermédiaire
du Christ venu spécialement pour eux tous.
6)
LES VERTUS
L’exercice des Vertus conditionne le Salut. Les voici inscrites
au tympan : « chastes, pacifiques, amis de la piété » vous constituez « l’assemblée des Saints » car vous avez pratiqué les vertus théologiques « Humilité, Foi, Espérance, Constance et Charité » (Caritas, c'est-à-dire, l’Amour).
Comment ne pas voir dans cette énumération un écho
aux lettres de Pierre ?
« Soyez tous unis, dans la compassion, l’amour
fraternel, la miséricorde et l’esprit d’humilité»
(I Pi 3 : 8)
« Pour que vous deveniez participant de la nature divine, pour cela
même apportez tous vos soins à joindre à votre foi
la vertu, à la vertu la science, à la science la continence,
à la continence la constance, à la constance la piété,
à la piété l’amitié fraternelle, à
l’amitié fraternelle, l’amour ». (II Pi 1 : 5-7)
7)
AMOUR FRATERNEL
L’amitié fraternelle concerne les chrétiens, mais
l’amour est universel.
« Mais avant tout, ayez les uns pour les autres un ardent amour,
parce que l’amour couvre une multitude de péchés »
(I Pi 4 : 8).
« Caritas » ! Amour ! C’est le grand commandement
des Evangiles. « Aimez-vous sincèrement les uns les autres
comme des frères ». (I Pi 1 : 22). « Aimez vos frères » reprend Pierre (I Pi 2 : 17).
En ce temps de la féodalité où s’érige
le tympan (1120-1140) les liens de société s’établissent
sur le serment vassalique et la coutume du pariage, pacte d’amitié
entre deux personnes de condition quelconque. Symbolique, cette fraternité
se représente par l’union des mains et la gémellité.
En voici les signes au tympan :
- c’est Charlemagne et l’abbé main dans la main,
- c’est Louis le Pieux et son tuteur, Guillaume au court nez,
- ce sont les deux moines portant ensemble les tables de la Loi et l’Evangile,
- c’est Marie de Magdala et sainte Foy jumelées, côte
à côte, faisant ensemble le même geste de la main,
ouverte, signe de la foi, en début de la frise de l’Eglise
en marche,
- c’est encore Marie de Magdala jumelée à une Sainte
Femme pour porter ensemble le livre des Evangiles, à l’extrémité
de la frise de l’Ancien Testament,
- Ce sont Melchisédech et Zacharies tenant le calice de concert,
- Ce sont tous les personnages de la frise de l’Ancien Testament
siégeant deux par deux sous chaque arcade
- c’est Moïse, posant la main sur l’épaule de
son frère Aaron,
- Ce sont les anges qui accueillent bras ouverts à la porte des
Demeures angéliques, ou qui tirent par la main les échappés
du Tartare,
- enfin, ce sont les mains jointes de la mère du Christ intercédant
pour les éprouvés, et la main du Père traversant
le disque crucifère du fils dans l’écoinçon
de sainte Foy.
Les deux épîtres de saint
Pierre sont bâties sur les antinomies païens-chrétiens,
justes-injustes, Elus et condamnés, lumière et ténèbres.
La structure du Tympan reprend la même dichotomie sous forme d’un
diptyque opposant les « Demeures paradisiaques » au «
Tartare ».
A la droite du Christ, la sainteté. Elle est offerte, sous la grâce
des ondes verticales, à ceux qui marchent vers le Christ, derrière
Pierre.
« Tournez toute votre espérance vers la grâce, qui
doit vous apporter la Révélation de Jésus Christ
(…) car il est écrit : Vous serez Saint comme moi je le suis ». (I Pi 1 : 13-16),
« Les très grandes promesses nous ont été données,
afin que par elles vous deveniez participant de la nature divine ».
(II Pi 1 : 14) « Aussi serez-vous une race élue, un sacerdoce
royal, une nation sainte ». (I Pi 2 : 9.)
Alors le lapicide peut graver au-dessus de la procession des élus
: « L’assemblée des Saints se tient tout joyeuse, debout,
devant le juge ».
Mais, à la gauche du Christ, « les injustes » sont
« tourmentés » par les démons. C’est l’entrepôt
du Diable, « l’adversaire qui comme un lion rugissant cherche
qui il engloutira ». (I Pi 5 : 8). Et Pierre d’énumérer
la liste des engloutis : Idolâtres, débauchés, cupides,
adultères, envieux de la chair, impies de Sodome et Gomorrhe et
les moqueurs dont il est facile de retrouver la figure emblématique
au tympan, jusque dans le faciès de Satan rugissant et la gueule
de Cerbère engloutissant les pervers. Or, c’est justement
sur ce volet du diptyque consacré aux pervers, que Pierre appose
sa signature, en nommant le lieu où sont plongés ces égarés
par un terme qui lui est propre : les Tartares (Tartara).
9)
LES TARTARES
« Perversi sic sunt in Tartara mersi ».
« Ainsi les pervers sont-ils plongés dans les Tartares ».
Mis en exergue, tel un titre, ce terme rare au point d’être
un hapax dans toutes les Ecritures, renvoie directement à la seconde
épître de Pierre.
« Dieu n’a pas épargné des anges qui avaient
péché, mais les a précipités dans le Tartare,
et livré à des fosses obscures où ils sont gardés
pour le Jugement » (II Pi 2 : 4).
Inconnu dans l’Ancien Testament, ce mot est d’origine gréco-romaine.
S’adressant à des païens, Pierre l’utilise en
place tu terme hébraïque de Shéol qui désigne
« les fosses obscures » où les morts apathiques attendent
la Fin des Temps et le Jugement.
Ce n’est donc pas l’Enfer éternel mais un lieu de transit,
d’attente, pour un temps (perpetuus) indéterminé,
pour les « damnati » c'est-à-dire les « condamnés », et non pas les « damnés » car il s’agit « d’épreuves »
probatoires. Ce terme évoque la purification de l’or éprouvé
par le feu purificateur.
« Le Seigneur sait délivrer les hommes pieux des épreuves
et garde les injustes pour le châtiment au jour du Jugement ».
(II Pi 2 : 9)
Les peines ne sont pas éternelles, et la porte du Tartare, à
la différence de celle de l’Enfer, n’est pas close.
Elle reste entrouverte si bien que l’ange peut extirper un prévenu,
à la barbe de Charon. Quant à la porte suivante qui introduit
aux Demeures paradisiaques, nul ne doute que Saint Pierre ne puisse l’ouvrir,
car la direction de son bâton pastoral pointe la serrure de cette
porte dont il détient la clef.
Le concept gréco-romain qu’adopte Pierre, comprend la modulation
des peines purificatrices. Dans sa descente aux enfers, séjour
des morts, Enée franchit plusieurs étages selon la nature
des fautes commises. Finalement, le Tartare purificateur de Virgile aboutit
aux Champs Elysées.
Charon, la gueule de Cerbère, le serpent
torve dont Tisiphone fouette le moine qu’elle chevauche, autant
de références à l’Énéide, qui
confirment l’assimilation par Pierre de la culture gréco
romaine, dont nous voyons le reflet aussi bien dans le Tartare, que dans
les attributs impériaux du Christ vainqueur et de son cortège
triomphal. Selon son public, Pierre utilise tantôt le latin, tantôt
le grec, semble-t-il, car lorsqu’il s’adresse aux «
Onze », il emploiera le terme Hadès et non Tartare pour traduite Shéol. : « Ma chair se reposera dans l’espérance
que tu n’abandonneras pas mon âme à l’Hadès
et ne laisseras pas ton Saint voir la corruption ». (Actes 2 :
26-27).
Les bénédictins de Conques au XIIe siècle ont ajouté
au concept pétrucien du Tartare, celui de la Communion des Saints
et plus particulièrement celui de l’intercession de la Vierge
Marie, « advocata nostra ». Mais, ce faisant, ils
n’ont fait qu’étendre la vertu première, la
fraternité universelle, fruit de l’Amour. Aux yeux de Pierre,
cette espérance en l’amour du Sauveur définit la Foi.
A maintes reprises, Pierre affirme que
la foi assure le salut : « la finalité de la Foi, c’est
le salut de l’âme » (I Pi 1 : 9), « vous, que, par la foi, la puissance de Dieu garde pour le salut prêt
à se révéler au dernier moment ». (I Pi 1 :
5), « c’est de lui (Jésus-Christ) que tous les prophètes
rendent ce témoignage que quiconque croit en lui recevra, par son
nom, la rémission de ses péchés » (Actes, 10 :
43). C’est cette foi qui nourrit la grande espérance du christianisme
et réciproquement.
Au tympan, l’écoinçon de sainte Foy illustre cette
foi. Sa position, telle une pierre d’angle posée à
l’intercession de deux étages du tympan, marquant la transition
de l’Ancien Testament au Nouveau, sa forme géométrique
triangulaire en forme de coin, tout autant que son thème consacré
à la fillette martyre célèbre pour sa foi, sont l’illustration
textuelle de cette foi et du sacerdoce tels que Pierre les définit
: « Car il y a dans l’Ecriture : Voici que je pose en
Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui se
confie en elle ne sera pas confondu. Pour les incrédules c’est
la pierre rejetée par les constructeurs, mais pour vous les croyants
elle est devenue la tête d’angle, une pierre d’achoppement ». (I Pi 2 : 6-8)
L’examen des formes architecturales révèle à
la fois les fondements du projet et la concordance des formes et des écrits.
11) LA CONVOITISE DES ANGES
Ainsi la foi fortifiée par les épreuves se clôt sur
une grande espérance, car nous rappelle saint Pierre, nous avons
vu ce que les prophètes ont désiré voir.
C’est « sur ce salut [qu’] ont porté les investigations
et les recherches des prophètes qui ont prophétisé
sur la grâce à vous destinée. Ils ont cherché
à découvrir quel temps et quelles circonstances avait en
vue l’Esprit du Christ (…) sur lequel les anges se penchent
avec convoitise» (I Pi 1 : 10-12)
Les anges en effet, sont curieux de ce mystère. Quand aura lieu
le retour du Christ sur terre ?
Aussi, comme nous, les anges « curieux » pointent-ils
un nez mutin à l’archivolte du tympan « désireux
de se pencher » sur le grand spectacle de la Parousie du Saint
Sauveur qui se déroule sous leurs yeux.
CONCLUSION :
LA CLEF DE L’HISTOIRE
Les clefs de Saint Pierre sont celles du Tympan.
Les tympans en général sont consacrés au Jugement
dernier. Pourquoi les moines de Conques ont-ils choisi plutôt d’aborder
le thème de la Parousie ? (et partant d’illustrer à
la lettre les épîtres de Pierre ?). Le contexte historique
de l’érection du tympan apporte un éclairage.
Pierre rédige ses deux lettres aux communautés naissantes
dans le contexte psychologique de la croyance en la réalisation
imminente de la Parousie.
Mais cette espérance passe par deux phases au fur et à mesure
que, s’allongent les délais : l’impatience, à
la première génération ; le doute à la seconde.
Une situation comparable frappe la chrétienté au début
du XIIe siècle.
Si le succès miraculeux de la première croisade suscite
l’euphorique croyance dans le retour immédiat du Christ,
les déboires qui amèneront à la seconde enlèvent
toute illusion.
Comment rendre l’espérance ?
Et quelle meilleure argumentation que celle de saint Pierre ?
Le temps de Dieu n’est pas celui des hommes.
Paraphrasant les Psaumes (Ps 90 : 4), Pierre ne dit-il pas lui-même
: « Devant le seigneur, un jour est comme mille ans, et mille ans
comme un jour ». (II Pi 3 : 8). Et de rajouter :
si le Seigneur tarde, c’est par pure grâce, pour permettre
au pécheur de se repentir à temps (II Pi 3 : 9)
« O peccatores transmutetis nisi mores judicium durum vobis
scitote futurum » !
O pécheurs, profitez de ce délai pour changer vos mœurs
! nous adjure l’admonition finale du tympan.
Ce contexte psychologique comparable suffit à lui seul pour recourir
à l’amalgame des situations avec les premiers temps de l’Eglise,
et de faire de « La Parousie un éternel présent »
(Saint Irénée).
LES CLEFS DE LA FOI
La Parousie, nous l’avons vu, n’est autre que l’accomplissement
des prophéties, et la manifestation ultime de Dieu déjà
tangible dans l’Histoire.
Tous les écrits de l’Ancien Testament témoignent de
cette foi qu’atteste la loi.
Foi et Loi se conjuguent dans l’Espérance.
Prophétie et Esprit Saint sont les deux piliers du judaïsme
et du christianisme dont Pierre, en personne, assume la concrétion,
la condensation et le concordat. Héritier de la Loi hébraïque,
le fondateur de l'Eglise et premier évêque de Rome est chargé de propager en milieu païen son acte de foi,
non pas en Dieu, mais en l’espérance du retour du Messie,
Jésus Christ « Avancez vers lui, Pierre vivante ».
(I Pi 2 : 4). Désirez le pur lait spirituel.
Au tympan, sous la houlette de son pasteur, le troupeau s’avance,
le regard tendu de désirs vers le Saint Sauveur.
Pour être sauvé, il suffit de croire au Dieu sauveur et pour
croire au Dieu Sauveur, il suffit d’aimer Jésus Christ.
LA CLEF DE L’OSMOSE
THÉOLOGIE / ESTHÉTIQUE Ecrits et figures s’accordent comme la clef à la serrure. Onze corrélations ne sont pas le fruit du hasard mais l’indice d’une intention avérée. Cette alliance du calame et du ciseau, cette osmose entre l’image et la parole ne peuvent provenir que du pariage d’un grand artiste avec un grand clerc lettré. Il est plaisant d’imaginer que ce dernier pourrait être Bégon lui-même, tel qu’en son éternité l’épitaphe de son enfeu le révère : « Vir venerandus Divina lege peritus ». Vénérable expert en Ecriture, « qui apporta ses soins diligents à bien d’autres travaux ». |
LA CLEF PASSE-PARTOUT
D’UN ART POLYSÉMIQUE
De quelque côté qu’on l’envisage : historique,
sociologique, théologique, esthétique, moral, politique
voir psychologique, structuraliste ou ésotérique, le tympan
de la Parousie présente un tel arrangement de thèmes ordonnées,
qu’il offre toujours une version nouvelle. Chaque vision nouvelle
en contient une autre à la manière de ces coffrets qui s’emboîtent
les uns dans les autres, et qui renferment chacune une vision incluse
dans la précédente, mais, d’un agencement nouveau,
ce qui est le propre de l’art.
C’est alors un grand émerveillement, une grande joie de l’âme,
lorsque la beauté nous touche au point d’émouvoir
le cœur, si bien qu’il suffira d’aimer Jésus Christ
pour croire au Dieu Sauveur. C’est la clef de l’Amour, CARITAS.
Les innovations dans ce tympan s’enchaînent les unes aux autres,
comme les arches d’un viaduc pour nous conduire d’une rive
à l’autre de l’icône hiératique à
la frise animée, du symbolisme au réalisme, du couchant
radieux de l’art roman aux franges de l’aurore gothique.
Cet art nouveau, cet ars nova poly-sémantique de la statuaire
conquoise ouvre à la pensée le frémissement d’une
liberté, qui va susciter la réaction iconoclaste de saint
Bernard, et partant, l’effacement de Conques, venu trop tôt
en son temps.
LA CLEF DU SALUT
Enfin, les Actes des Apôtres rapportent un discours adressé par Pierre au peuple, après la mort de Jésus, qui évoque la "restauration universelle" des pécheurs (i.e. l'apocatastase), qui a inspiré Origène :
« Repentez-vous donc et convertissez-vous, afin que vos péchés soient effacés, et qu'ainsi le Seigneur fasse venir le temps du répit. Il enverra alors le Christ qui vous a été destiné, Jésus, celui que le ciel doit garder jusqu'aux temps de la restauration universelle dont Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes
». (Ac 3 : 19-21) (2)
Dernier fleuron de cette civilisation occitane de l’amour, que la
conquête franque allait bientôt anéantir, mais grâce à lui aujourd'hui resurgie
de la nuit de l’oubli, ce chef d’œuvre de l’art
roman à son apogée, nous offre, avec les
clefs de saint Pierre, la clef du Salut.
Voir aussi les correspondances entre le tympan et l'épître de Paul aux Ephésiens.
Pierre SÉGURET, 1er mars 2012 (mise à jour le 27/07/2020)
(2) « Vous êtes, vous, les fils des prophètes et de l'alliance que Dieu a conclue avec vos pères quand il a dit à Abraham : "Et en ta postérité seront bénies toutes les famillles de la terre" » (Ac 3 : 25) . Cette prophétie sur le salut universel renvoie à la Génèse : « Par toi seront bénis tous les clans de la terre » (Gn 12 : 3) et « Par ta postérité seront bénies toutes les nations de la terre ». (Gn 22 : 18)