Chapitre 8 : signes des temps et amour des lettres
EN DIRECT DU XIIe S.
Les bénédictins de l'époque romane voulaient faire comprendre que le Salut, comme la pénitence,
s’accomplissent dans le temps présent. Aussi cette "Bible de pierre", véritable bande dessinée, porte les marques de
l’actualité. Nous y lisons l'écho des évènements
politiques majeurs, mais aussi celui des Institutions, des mœurs, du contexte
social et économique, voire de la mode vestimentaire contemporaine. On y perçoit même le reflet de la culture profane et sacrée de l’époque.
Nous avons déjà
souligné les références à la réforme
grégorienne des années 1073-1085 (lutte contre les prêtres
mariés, la simonie et l'Empereur), mais il y a d'autres marques
du contexte politique.
C’est ainsi, par exemple que
la montée au paradis de Charlemagne, correspond au souci
des Capétiens de légitimer leur succession, tandis que la mise
au Tartare des Empereurs Germaniques saliens Henri IV et Henri
V, tous deux excommuniés, évoque la Querelle
des Investitures voire leur éviction par la dynastie nouvelle
des Hohenstaufen, avec l’élection de Conrad III
comme roi des Romains en 1136. (Voir la question de la datation. En savoir plus sur l'implication de Conques
dans cette succession dynastique).
L'élément le plus troublant a été révélé suite aux prélèvements que les Monuments Historiques ont fait analyser récemment afin de reconstituer la polychromie d'origine (voir chapitre suivant). On constate la coloration du manteau de Charlemagne en bleu, couleur inconcevable avant le XIIe siècle pour les rois, et couleur désormais rattachée au céleste et à la Vierge Marie (1). Cette exception est-elle à mettre en relation avec la canonisation de Charlemagne en 1165 par l'antipape Pascal III, à l'instigation du premier Hohenstaufen couronné empereur germanique, Frédéric "Barberousse", neveu de Conrad III ? Comme il semble bien que cette polychromie soit celle d'origine, cela pencherait en faveur d'une création tardive du tympan, peut-être durant le dernier quart du XIIe siècle, précisément à l'époque où le Purgatoire est inventé.
Ainsi, un tympan imaginé au début du XIIe s. comme un arc de triomphe célébrant une parousie imminente annoncée par la prise de Jérusalem, mais réalisé et achevé bien plus tard, peut-être après 1177 et la soumission de Barberousse au pape, deviendrait l'arc de triomphe d'une Eglise affirmant sa prééminence sur le pouvoir politique. Quoi qu'il en soit, ce tympan est comparable à un sceau qui scelle la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel.
MARQUES DE LA FÉODALITÉ ET STRUCTURE TRIFONCTIONNELLE
Le jumelage du pouvoir spirituel avec
le pouvoir temporel est justement représenté du côté des Elus par les trois tandems vertueux de Moïse et Aaron, des prêtres-rois Zacharie et Melchisédech, enfin de Charlemagne conduit par l’abbé. Il correspond au pacte d’amitié du « pariage » féodal. Il comporte bien entendu un corollaire démoniaque
: l’appariement bestial de l’homme avec le cheval,
le lièvre, le serpent ou le crapaud, au plus
profond des Tartares.
Survolez l'image pour visualiser
les détails. Lire un complément sur le bestiaire du Tartare |
Le Chevalier est représenté avec sa cotte de maille et son cheval. Ayant failli
à l’honneur chevaleresque, il chute dans le Tartare* où il rejoint
les maudits de la nouvelle société marchande et financière,
représentée par un drapier assis sur son coupon de tissus dévoré par le diable et qui prend pied sur le ventre de l’usurier.
Nous avons sous les yeux un instantané de la société féodale
du XIIe siècle : les trois grandes fonctions sociales
sont présentes au Tartare : des clercs (oratores), des chevaliers (bellatores) et des travailleurs (laboratores). Dans le Tartare
des vivants, les ordres sont répartis : à gauche, les puissants, avec les empereurs
et l'antipape, et à droite les artisans et commerçants (on voit poindre une nouvelle fonction, celle des negociatores). Le drapier
et l'usurier représentent le négoce et la finance qui accompagnent
la transformation d'une société qui s'urbanise et s'enrichit. mais
on notera que les paysans, manants ou vilains (à l'exception du chasseur forban), sont absents de la fresque.
Les démons sont pour leur part outillés et utilisent toute sorte d'ustensiles et de procédés mécaniques : des tenailles, des cordes, une poulie, une potence, une fourche, un chaudron et bien sûr tout un arsenal (épées, francisque, poignard, lance, écu, arbalète, potence, massue, marteau de guerre et autres masses d'arme...). Le Tartare des vivants est représenté avec les outils du monde du travail (poinçon, creuset, mortier, broche...), les armes de guerre et les techniques de l'époque.
![]() L'arsenal et l'outillage du Tartare |
UN DÉFILÉ DE MODE
Rien n'est laissé au
hasard : chaque détail porte sa signification. Ainsi, les barbes frisées d'Abraham
et de Melchisédech sont taillées à la mode assyrienne,
marquant une différence archaïsante avec celle des autres personnages
bibliques, comme Moïse ou Aaron plus modernes. Celle de saint Pierre est taillée court. Tous les clercs arborent naturellement une coupe au bol. Lilith porte de longues nattes que l'on dirait blondes. Les tenues vestimentaires
enfin : l’artiste du XIIe siècle prend soin de draper
le Christ à l’antique, de vêtir l’ermite Dadon à
la mode du VIIIe siècle et Charlemagne en tunique à la mode carolingienne,
sans oublier le détail de l’équipement du chevalier avec
son armure (la longue chemise en cotte de mailles, le chef encapuchonné
du « chapelier » ou aumusse maillée) typique de
ce temps où l’armement vient de se perfectionner d’une arme
aussi « déloyale et meurtrière » que l’arbalète. (lire également notre page sur le contexte de la fin du XIIe siècle)
![]() La barbe d'Abraham bouclée à la mode assyrienne |
![]() La barbe de Melchisédech taillée à la mode assyrienne |
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Moïse et Aaron |
![]() Les tresses de Lilith |
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![]() Le chevalier en cotte de mailles |
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Charlemagne vêtu à la mode... carolingienne (révolutionnairement, son manteau légitimement pourpre est teinté de bleu !) (2) |
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En dépit de ces marques de la modernité, l'œuvre imaginée par les Bénédictins rouergats du XIIe s. reste marquée par l'héritage de la culture de l'Antiquité. En voici quelques aspects : Les clercs du XIIe siècle sont en effet pétris de culture latine : c'est pourquoi ils conçoivent -et représentenent- la parousie à la manière du triomphe romain. Citons comme exemple la description de la parousie par Honoré d'Autun, théologien érudit du XIIe s. originaire d'Augustoduna (Bavière) :
Nous avons devant nous une théophanie, somptueuse manifestation de la présence divine en direct. Ce retour du Christ vainqueur se manifeste dans tout l'apparat
d'un triomphe impérial romain (selon la cérémonie antique de l'Adventus) :
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Les serpents de Tisiphone |
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Tisiphone chevauchant les épaules du moine.
Survolez l'image pour repérer Tisiphone |
Tisiphone, poitrine dénudée, fouette le moine (peut-être fornicateur) avec des "serpents
torves" |
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Charon |
Cerbère |
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Les inscriptions latines qui commentent les scènes des deux volets sont rédigées en vers léonins (7). (En savoir plus sur les inscriptions et la versification) Si le style choisi et le rythme scandé expriment le souci de joindre l’élégance à la pédagogie, le choix du vocabulaire exprime la profondeur des sentiments : « Laetus, Gaudia, Pax, Requies », ajoutant à « l’amour des lettres » cette joie et cette paix que procure « le désir de Dieu ». L’amour des Belles Lettres engendre la recherche affectée des hellénismes,
jusqu'à inciter Bertram (le fameux moine de Conques, fort disert, auteur des
3 ème et 4 ème Livres des Miracles de sainte
Foy) à attribuer à son propre Liber miraculorum le
terme grec de « Panaretos » (l’Ineffable).
Ce même attrait se traduit dans le graphisme des inscriptions du
tympan, où le mot « Christo » est écrit à la mode grecque (XPISTO) ou encore, pour la
commodité métrique de la versification, le terme grec “demonas”
( |
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En illustrant leur discours catéchique fondé sur une pastorale du salut par des illustrations concrètes puisées dans l’histoire sainte, l’Histoire, les mœurs, us et coutumes de l’époque, en associant à la beauté des formes graphiques, une construction géométrique rigoureuse et la poésie (voir au chapitre 10 l'analyse de la versification), les Bénédictins conquois réalisent ici une remarquable illustration de leur maîtrise pédagogique destinée à élever l’âme de leurs contemporains. Ce projet humaniste ressemble beaucoup à la paideia de l’antiquité grecque. (9) |
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HIC ET NUNC Le tympan nous montre le spectacle édifiant d'un monde contemporain livré aux passions, aux pulsions du pouvoir, du savoir et de l'avoir, une société où s'affrontent le pape et l'empereur avec de nouvelles armes meurtrières, et où se développent les hérésies. Mais il est également empreint de cette euphorie collective née de la victoire de la première croisade en juillet 1099. La libération miraculeuse du tombeau du Christ annonçait à coup sûr le retour imminent du Messie. Le vocabulaire employé dans les inscriptions versifiées traduit cette allégresse optimiste collective : LAETVS, GAVDIA, GAVDENTES (réjouie, les joies, joyeux). Mais, là aussi, cette forme recherchée traduit un souci d’ouverture du monde latin au monde grec, d’autant plus remarquable qu’elle intervient après le schisme de 1054. Ce mouvement d’accueil du monde oriental, déjà sensible par le choix de saint Jérôme « le plus oriental des Pères latins » comme unique représentant des Pères de l'Eglise dans la frise de la marche ecclésiale (voir une illustration) va jusqu’à intégrer un apport islamique soufi, en inscrivant en caractères coufiques fleuris l'espérance universelle (pour ne pas dire œcuménique !) en un jugement miséricordieux, (« La Félicité » ou « la Gloire » ou encore « Aujourd’hui, l’action de Grâce ») sur l'ourlet de la robe de l’ange à l'olifant (Revoir l'illustration). (10) Loin d'être ignares, les moines et les artistes de l'époque romane puisaient leur inspiration à des sources très anciennes et fort lointaines, remontant par exemple à l'Egypte ancienne. En effet, comment ne pas songer au livre des morts égyptien face à la balance de la psychostasie, aux fleurs de lotus qui ornent le soleil du registre céleste ou aux trois ondes qui baignent les pieds du Christ ? Le Goff a signalé que l'imagerie médiévale reprenait souvent des motifs très anciens et venus de très loin (Cf. La Naissance du Purgatoire). |
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![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() Cette concentration de symboles hérités de l'antiquité mérite quelques explications.
Nous avons conservé la balance comme symbole de la Justice que l'on retrouvait déjà dans les mythologies égyptienne et grecque (Thémis, déesse de la Loi). Sur le plateau de la balance du Livre des morts, en contrepoids de l'âme du défunt, on note la présence d'une plume, ![]() ![]() DU SIGNE DE LA BALANCE À CELUI DES GÉMEAUX Le XIIe siècle sera le siècle des Croisades : par trois fois, l'Europe entière, peuples et rois, se mobilise pour la libération du Tombeau du Christ à Jérusalem et la conquête de la Terre Sainte. Il y a une certaine analogie entre le tympan de Conques et les Croisades : en effet, tous les deux posent la question du Salut. L’accès à la vie éternelle ayant été assuré à tous ceux qui mourraient au cours de cette expédition, la croisade devient une sorte de pèlerinage eschatologique qui garantit le salut. A chacune des trois premières croisades, les Croisés sont persuadés de l'imminence de la Parousie.
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UNE ANTHROPOLOGIE TOUJOURS D'ACTUALITÉ
L’inventaire des personnages et des thèmes représentés au tympan de Conques révèle une anthropologie des plus modernes. En effet, si le terme de Tartare renvoie au substrat culturel antique, son contenu regorge de sujets qui sont toujours d’actualité.
N'y est-il pas question de spéculation financière, de conflit ente les pouvoirs politiques et spirituels, de course aux armements prohibés, de lucre, de sexualité, de science dévoyée, d’avortement, de suicide, de mariage des prêtres, de sectes ? Et l’on voudrait croire que toute ressemblance avec les personnages et les interrogations qui agitent notre société contemporaine soit purement fortuite ?
Les enjeux éthiques, la question des rapports du pouvoir, du savoir et de l’avoir, si clairement posée par le sculpteur du XIIe siècle sont-ils si éloignés des débats qui emplissent notre presse quotidienne ?
Avons-nous vraiment tant de mal à nous reconnaître dans ce miroir qui nous montre un préteur à gage spéculateur avide d’une bourse toujours plus ronde, un manieur d’arbalète, un chevalier déchu, un ventre de femme rebondi plongé dans le chaudron de sorcière, un chrétien qui a renié sa foi sous le baiser amnésique au crapaud, un chasseur inversé rôti par le lièvre inverti, un empereur excommunié au ban des nations, ou un suicidaire s’enfonçant un poignard dans la gorge ?
La hiérarchie des faiblesses humaines n’est-elle pas toujours la même, et leur image symbolique ne garde-t-elle pas toute sa pertinence ?
En contrepoint, les personnages des Demeures* paradisiaques s’adressent tout autant à notre inconscient collectif et/ou individuel. On y trouve entre autres Charlemagne, le père de l’Europe, et toute la saga des Carolingiens à l’origine de la geste épique des romans de chevalerie qui vont enchanter l’occident au cours des siècles, jusqu’au Sacré Graal des Monty Python. On y voit aussi ce qui ressemble fort à un plaidoyer de la « cause des femmes » telle que se la représentaient les moines du XIIe siècle incarnée par trois femmes susceptibles de marquer les imaginations :
- sainte Foy, facétieuse fillette martyre et devenant ainsi prêtre à titre posthume ;
- Marie de Magdala, « apôtre des apôtres » pour les uns et « Marie-Madeleine pécheresse » pour les autres ;
- et enfin, l’archétype universel de la « Mère des Vivants », la Vierge Marie.
Par l'image et le son, rendre sensible l'invisible, tel est l’objectif du tympan.
Oui, par le son même, car pour la première fois dans l'art sacré, l'Ecriture déclamée reçoit part égale avec les figures dessinées : aux 120 personnages et symboles sculptés correspondent 300 paroles orchestrées de vers latins de style léonin. Situé au centre de l'hémisphère, le Christ anime de ses ondes le grand spectacle des œuvres de ce monde, véritable « opera mundi » sur écran géant. Parabole déployée, le tympan saisit les ondes invisibles de l'au-delà et les transmue en images et son pour nos yeux et nos oreilles d'ici-bas.
Emetteur - Récepteur, le tympan était aux hommes du XIIe siècle ce que sont pour nous aujourd'hui, la Radio et la Télévision : reflet de l'actualité, projection d'un état d'esprit vibrant de toutes les aspirations spirituelles de l'homme mis en présence de sa destinée. Le tout orchestré par le formidable réseau social que constituait l'Eglise !
Mise en scène comme une pièce de théâtre, la composition représente le triomphe impérial du Christ revenant à la Fin des Temps, vainqueur de la mort- au terme du mouvement parabolique de la Création. En cela, la composition du tympan de Conques supporte la comparaison avec la création d'Adam au plafond de la Sixtine par Michel-Ange.
Le tympan de Conques est
donc loin d'être une œuvre “barbare et grossière”,
pour reprendre les termes que Mérimée (mais aussi, avant lui,
hélas, certains beaux esprits des Lumières ou de la Renaissance) employai(en)t
pour qualifier l'expression artistique médiévale en général
et romane en particulier. Il incarne plutôt l'acmé d'une civilisation
qui allait bientôt sombrer.
C'est un chef d'œuvre réalisé
par « les
hommes de l'époque romane [qui] eurent conscience de vivre un
véritable renouveau. Le phénomène affecta la totalité
du champ historique, aussi bien la langue, la littérature, les arts plastiques
que l'économie et la société, sans omettre les formulations
théologiques et la sensibilité psychologique et morale » expliquait Marcel Durliat. (14) A ce titre, il est emblématique de la Renaissance romane.
Conques, isolée et enclavée au fin fond des gorges de l'Ouche, baigne en fait dans un environnement culturel largement ouvert sur la Méditerranée et l'Orient, où les idées circulent le long des routes de pèlerinages vers la Terre Sainte et Compostelle, mais aussi les produits et influences qui s'échangent le long des chemins de la croisade ou de la Reconquista.
Nous vous proposons maintenant
de poursuivre sa contemplation par une approche de son esthétique. (suite)
Dernier chapitre : 9) L'esthétique
(1) Cf. les travaux de l'historien Michel Pastoureau (Michel Pastoureau, Bleu, Histoire d'une couleur, Points Seuil). (remonter)
(2) On notera que Charlemagne, placé du côté des élus est revêtu d'un manteau bleu. Ce signe paradoxal pour un empereur est tout à fait inouï et -à condition que la polychromie actuellement visible s'avère bien contemporaine de la taille du tympan- pourrait constituer un indice fondamental pour dater la création du tympan dans le dernier tiers du XIIe siècle, après la canonisation de Charlemagne, par l'antipape Pascal III en 1165, à la demande de l'empereur germanique Frédéric Barberousse. Les rois carolingiens sont traditionnellement vêtus de rouge. C'est pourquoi, Michel Pastoureau, le médiéviste spécialiste de l'histoire des couleurs, déclarait dans une conférence donnée au Louvre sur les couleurs du Moyen-âge : "Charlemagne ne se serait jamais habillé de bleu. Cela aurait été absolument inouï." On notera d'ailleurs que, du côté du Tartare, l'empereur germanique Henri IV est vêtu, lui, d'un manteau pourpre. (voir la vidéo sur la "Révolution bleue" des XIIe - XIIIe siècles). Ce qui était impossible au temps de Charlemagne devient possible à la fin du XIIe siècle, vers 1170, où les moines de Conques ont la géniale intuition du Purgatoire, concept qui émerge à cette époque (Cf. Le Goff). (remonter)
(3) Beaucoup d'armes sont représentées au tympan. Outre Charon et sa massue, les diables utilisent des armes qui parlent à notre imaginaire : on trouve, non seulement une arbalète, mais également une fourche, des cordes, un glaive, une broche, des tenailles, un poignard, une francisque, une masse d'arme, une pioche, des boucliers, une lance et un filet. Tout un arsenal destiné à impressionner le pécheur incité par de tels arguments à réformer ses mœurs. La présence de l'arbalète, arme déloyale condamnée par Innocent II au concile de Latran en 1139, pourrait constituer un indice en faveur d'une datation tardive du tympan, pour le moins postérieure à cet anathème. (remonter)
(4) Le Christ sur la croix a reçu le coup de grâce au côté droit. Mais le Christ de la Parousie est le Christ ressuscité bien plus que le Crucifié : c'est pourquoi la trace du coup de lance n'est pas représentée, pas plus que les stigmates ou la couronne d'épines. (remonter)
(5) Cette procession, peuplée de dix anges, reprend toutes les caractéristiques de l'adventus ou cortège triomphal romain tel que le décrit le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines d'après Les textes et les monuments, Charles Daremberg et Edmond Saglio, Paris, Hachette, 1877-1919. D'autres éléments du tympan se réfèrent à ce cortège. Dans le Tartare plusieurs démons sont vêtus comme les histrions, ces bouffons parodiques chargés de narguer les prisonniers vaincus, traînés comme trophées dans le cortège. Nous verrons plus loin que la composition géométrique centrale évoque un chrisme (illustration), à l'image du labarum de Constantin. Mais cette procession est aussi la mise en scène apocalyptique de l'évangile de Matthieu partiellement cit à sur les deux banderoles : « Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. [...] et il séparera les gens les uns des autres [...] Alors le Roi dira à ceux de droite : "Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du ". [...] Alors il dira encore à ceux de gauche : "Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges" » (Mt 25 : 31-41). Les quatre anges qui ouvrent la procession empiètent entièrement sur l'espace du diptyque attribué aux Tartares : ainsi la présence du Christ imprègne le monde des vivants et repousse le domaine du mal... Enfin, Jacques Bousquet avait fait remarquer que le geste du Christ "était aussi delui des empereurs romains, un signe de commandement, de pouvoir, fréquent en particulier sur les statues équestres" (Jean-Claude Fau, Rouergue roman, Zodiac, la nuit des temps, 3e édition, 1990, La Pierre-Qui-Vire, p. 169). Les deux anges céroféraires (porteurs de cierges) évoque la parole du Chrirt : « Ego sum Lux Mundi » (Jn 8 : 12). Ainsi, le tympan de Conques fait la synthèse des trois grandes sources d'inspiration médiévales : l'héritage romain, la pensée chrétienne et la culture populaire que nous évoquerons bientôt à travers le culte de sainte Foy. (remonter)
(6) « Les moines parlent en images et en comparaisons qui sont empruntées à la Bible, et qui comportent en même temps une obscurité propre au mystère qu'il s'agit d'exprimer. » Dom Jean Leclercq, l'Amour des lettres et le désir de Dieu, Cerf, 2008, p. 189. (remonter)
(7) Imprégnés de culture classique, lecteurs de Vitruve, de Quintilien, de l’ars memoriæ de Cicéron, voire des comédies de Plaute, les moines du XIIe siècle ont inscrit leur pensée dans des schémas intellectuels hérités, non seulement de la pensée des Pères de l’Eglise, mais aussi de l’antiquité gréco-romaine. « La vie intellectuelle de ce temps est marquée par la fascination des origines, celle de Cicéron et de Virgile, le souci de la bonne latinité. L’Eglise ne restera pas à l’écart de ce mouvement. » André Vauchez, La Spiritualité au Moyen-âge Occidental, Seuil, p. 74. Voir aussi la page des inscriptions. (remonter)
(8) Les moines jonglaient donc avec les langues, lorsqu'ils avaient besoin, par exemple, d'une syllabe brève au lieu d'une longue. Voir les travaux de François De Coster, Pour une relecture des inscriptions du tympan de l'abbatiale de Conques, Etudes Aveyronnaises 2010, p. 308. Le bénédictin et excellent médiéviste Dom Jean Leclercq a souligné l'influence exercée par Origène, père de l'Eglise, d'origine grecque, notamment au XIIe s. : « On peut constater qu’à chaque époque et dans chaque milieu où il y eut un renouveau monastique, on assiste à un revival d’Origène. Ceci est vrai de la réforme carolingienne ; c’est encore plus net, en tous cas plus facile à constater, au sujet du renouveau monastique du XIIe siècle. (…) Le renouveau origénien du XIIe siècle coïncide avec le renouveau monastique auquel est relié le nom de Saint Bernard » (Dom Jean Leclercq, L’Amour des Lettres et le Désir de Dieu, Cerf, 2008, p.93) (remonter)
(9) La paideia (παιδεία) est la conception de l'éducation des enfants dans la Grèce antique. C'et un remarquable système de formation pluridisciplinaire, à la fois littéraire, artistique, historique, scientifique et physique, destiné à façonner l'homme et élever son âme. Les chanoines de l'abbaye de Saint-Victor à Paris, créateurs d'une école ancêtre de l'université, et notament un de ses maîtres les plus célèbres, Hugues, en sont les héritiers. (remonter)
(10) Jean-François Faü en a souligné le caractère hautement élaboré : “L'inscription gravée est reproduite sur tout le galon de façon répétée, de droite à gauche conformément à la graphie arabe, puis de gauche à droite suivant un mode de présentation qui se retrouve sur certaines monnaies d'époque fatimide” et il en a souligné les aspects caractéristiques du style calligraphique fleuri hispano-omeyade du XIe siècle ornant les hampes des aleph et lamed de motifs végétaux stylisés. “Ce mode d'expression plastique illustre l'évolution d'un art islamique en pleine possession de sa technique” (Jean-François Faü, A propos de l'inscription en caractères coufiques sur l'ange sonneur d'olifant au tympan de Sainte-Foy de Conques, Cahiers de Conques n°1, Centre Européen d’Art et de Civilisation Médiévale, 1995, p. 67-70.) (remonter)
(11) Ce lotus bleu d'Egypte (Nymphaea caerulea) est en fait une sorte de nymphéa, plante aquatique du Nil proche du nénuphar. (remonter)
(12) La présence des astres du jour et de la nuit peut être une référence aux visions apocalyptiques d'Isaïe : « Ton soleil ne se couchera plus, et la lune ne disparaitra plus, car Yahvé sera pour toi une lumière éternelle » . (Is 60 : 20). (remonter)
(13) La Sainte Lance est nommée (LANCEA) et sa pointe est représentée au niveau de la Croix glorieuse. (remonter)
(14) Marcel Durliat, L'art roman, Citadelles et Mazenod, 1982. (remonter)
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