Symbolique de la Croix Glorieuse

Une grande croix portée par deux anges volants occupe la partie centrale du registre supérieur du tympan qui représente le Ciel et l’Éternité. L'analyse de sa sémantique et de son implantation dans l'espace révèle une puissance symbolique insoupçonnée et littéralement révolutionnaire.

UNE REPRÉSENTATION SPECTACULAIRE ET THÉÂTRALE DE LA PAROUSIE


Yves Christe fait remarquer à juste titre les similitudes qui existent entre le tympan de Conques et celui de Beaulieu qu'il identifie comme une représentation de la Parousie (1) : il note dans son étude sur les Jugements derniers que « le schéma général [de Conques] est le même qu’à Beaulieu : le Christ-Juge, au centre du tympan, est surmonté d'une immense croix triomphale soutenue par deux anges » (2).
C'est particulièrement net au niveau de la Croix Glorieuse. Le sens théologique de cette croix nous est clairement signifié par une inscription gravée sur les branches de la croix : « Hoc signum crucis erit in caelo cum dominis ad iudicandum venerit » (textuellement : <H>OC SIGNVM CRVCIS ERIT IN C<A>ELO CVM) ; ce qui signifie : "ce signe de la croix sera dans le ciel quand le Seigneur reviendra pour juger". On ne saurait plus clairement annoncer la Parousie. Cette citation de l'Evangile qui annonce l'avènement du Fils de l'Homme (Matthieu, 24 : 30) est reprise dans l'antienne chantée par les pélerins.

la Croix glorieuse du tympan de Conques
La Croix Glorieuse jaillissant des ondes célestes transcende l'ensemble du tympan de Conques


La Parousie de Beaulieu
Le Christ de la Parousie du tympan de Beaulieu-sur-Dordogne

Cette immense croix qui resplendit dans le Ciel ne renvoie pas uniquement à la crucifixion de Jésus sur le Golgotha. Elle n'est pas tant la potence du Calvaire, de la condamnation à mort et du sacrifice que l'emblème de la victoire du Christ lors de son retour à la fin des temps. Le moine théologien du XIIe s. Honorius d'Autun la compare à l’étendard de la victoire lors du triomphe des empereurs romains où elle rappelle le labarum de Constantin. (Cf. chapitre 8)

UNE VISION OPTIMISTE :
« In hoc signo vinces », n’est-ce point par ce signe que Constantin a vaincu ?
(3) Le geste sémaphorique du Christ apparaît alors à la foule amassée le long du cortège comme le salut de l’empereur victorieux. Il exalte l’enthousiasme des spectateurs impressionnés par la beauté du spectacle « comme si la pierre entendait participer à la fête d’amour » (R. Oursel, Évocation de la Chrétienté Romane, Zodiaque, 1968, p. 390). Depuis la la prise de Jérusalem en 1099, perçue comme un triomphe spirituel annonciateur du Salut, l'Occident chrétien croit à l'imminence de la Parousie et vit dans l’espérance d’une vie nouvelle.

La liturgie de la fête de l’Exaltation de la Croix complète alors la dramaturgie du théâtre de pierre et de la prosodie des inscriptions.(4) Ce n’est plus tant la peur de l’enfer qui meut les fidèles, mais plutôt l’amour du Christ et l'Espérance du salut. Ainsi le sentiment collectif d'assister, voire de participer, à la "descente de la Jérusalem céleste sur cette terre" se conjugue au sentiment d'œuvrer à l'édification du Royaume de Dieu ici-bas. Le salut collectif se métamorphose en salut individuel. Une révolution s'opère au sein de l'homme médiéval avec l'émergence de la conscience individuelle. (5)

L'ESPACE-TEMPS TRANSCENDÉ PAR UNE CROIX DISRUPTIVE

Dans cette mise en scène l'immense croix transcende tout l’édifice du tympan, et -avec une profonde symbolique- fait littéralement voler en éclat l'ordre et les cloisonnements établis en apparence dans l'organisation du tympan, qu'il s'agisse de sa structure binaire horizontale (distinguo éthique du bien et du mal) ou de l'agencement vertical des trois registres temporels superposés (l’étagement des 3 ères du temps).

En effet, ses bras horizontaux établissent tout d'abord un lien entre les deux volets du diptyque, entre le paradis à droite du Christ et le Tartare à sa gauche. Ils bouleversent la lecture dichotomique voire manichéenne de la division spatiale entre le bien et le mal, le salut versus la damnation. A l’opposition statique et binaire de forces antithétiques, le panneau central de la croix introduit un troisième terme, celui du Christ rédempteur et instaure une dynamique au sein de ce qui est devenu un triptyque. A cet égard, le geste du Christ de la Parousie, oscillant sous l’axe de la Croix Glorieuse comme le fléau de la Balance « fait de la Croix ce point d’équilibre d’une balance où son corps fut le contrepoids de l’univers » (Emile Novis, alias Simone Weil, in "Le génie d'Oc et l'homme méditérranéen", Les Cahiers du Sud, Marseille, 1943) (cité par Pierre Séguret, Conques-Perse : Flammes et Lumières de l’Au-delà, 2007).
Ainsi l'affrontement entre le Bien et le Mal se transforme en dynamique : Paradis et Tartare font chacun partie de la Maison de Dieu représentée dans sa globalité sous nos yeux, rassemblés en une Communauté liée par la solidarité des vivants envers les morts et des saints envers des pécheurs auxquels ils accordent leurs suffrages, de l'Humanité et de la divinité, selon la mystique romane. Cette croix, baignée par les ondes de la Lumière et de la Grâce en est le ferment. Le Fils de Dieu ne s’est-il pas fait Homme pour le salut des pécheurs ?

L’axe vertical transperce quant à lui les trois étages de l'Ancien Testament, du Nouveau Testament et du Ciel éternel en abolissant notamment le linteau de séparation entre les registres médian et supérieur. Il relie le monde terrestre, celui du Dieu fait Homme, à l’univers céleste du Père. La croix relie aussi les temps passé, présent et futur.
Au registre inférieur cet axe se prolonge, s’enracine, rappelé par deux petites croix gravées sous les pieds du Christ et sous la psychostasie. Nous avons déjà signalé qu’ici un sas de communication est présent entre l’entrée du Tartare et la porte du paradis, justement emprunté par un défunt arraché aux griffes de Charon. Le message est clair : la Croix est la clef du Salut.

A bien des égards, cette croix joue le rôle d'une "échelle céleste, dressée de la terre vers le ciel et proposée à l'ascension du fidèle" : elle relie le Ciel à la Terre, le Père au Fils, les temps de l'Ancien Testament, du Nouveau et de l'Eternité. L'échelle céleste est une figure fréquente dans la spiritualité monastique du XIIe s. comme l'a remarquablement étudiée Christian Heck, spécialiste de l'histoire de l'art médiéval.(6)

La rupture du linteau revêt aussi un sens tellurique : cette faille rappelle le séisme qui, à l'instant tragique où se déchirait le voile du Temple, a fendu la terre sous la croix plantée dit-on au-dessus du crâne d'Adam, permettant, symboliquement et littéralement, au sang du Christ versé pour le Salut des Hommes d'abreuver le chef du premier homme, assurant ainsi son Salut.
Cette faille, géniale trouvaille de l’artiste, résume le grand séisme du christianisme promettant un salut plus universel. (Cf. Mt 27 : 51-52 et Mc 15 : 22, 38)

LES INSTRUMENTS DE LA PASSION : LA CROIX, LA LANCE ET LES CLOUS

Les outils de la Passion La lanceLes clousLes clous La lance
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Les deux anges qui soutiennent la Croix Glorieuse brandissent également, tels des trophées, les outils de la Passion dont les noms sont gravés sur les bras de la croix : la lance (LANCEA)(7) et les clous (CLAVI). Au-dessus, on trouve le traditionnel titulus où l'on peut lire : <IESUS NAZAR>ENVS REX IVDEORVM (Jésus de Nazareth, Roi des Juifs, souvent abrégé en INRI).

Enfin soulignons que la figure de la croix surmontant l'amande de la mandorle évoque le symbole astronomique de la Terre () qui pourrait évoquer la structure géométrique inversée de la Croix de vie ou croix ansée, proche de l'Ânkh égyptien ().

(1) « Certains Jugements derniers ne sont que des Secondes Venues du Christ, comme au tympan de Beaulieu. » (Yves Christe, Les Jugements derniers, Zodiaque, 1999, p. 147) Plusieurs symboles se retrouvent dans les deux tympans, comme la Croix Glorieuse au-dessus du Christ, les instruments de la passion (les clous et la couronne d'épine dans l'un, la lance dans l'autre), les nuées célestes, les anges sonnant de la trompe, la résurrection des morts ouvrant leurs tombes. En savoir plus sur Beaulieu. (remonter)

(2) Ibid. p. 181 (remonter)

(3) Constantin, empereur récemment converti au christianisme, au sortir des grandes persécutions de Dioclétien, l'emporte sur son rival Maxence, à la bataille du pont Milvius, aux portes de Rome, en 312, réunifiant ainsi l'empire. Selon Eusèbe de Césarée, une croix, formée de la superposition des deux premières lettres de Christos (Χριστός), le chi (X) et le rhô (P), serait apparue dans le ciel et, la nuit suivante, Jésus serait apparu en songe à Constantin, pour lui annoncer la victoire : « Par ce signe, tu vaincras ». Depuis, Constantin porte ce chrisme sur son étendard, le labarum. Notons qu'un chrisme figure au bas du tympan, au cœur du soleil pascal. Enfin, la superposition géométrique de la croix glorieuse des deux diagonales qui se croisent sur la poitrine du Christ dessine encore une sorte de chrisme. Voir l'illustration (remonter)

(4) A l'occasion de la fête de "l'exaltation de la Sainte Croix", saint Fortunat, évêque de Poitiers, compose vers l’an 600 le « vexillia regis » :
« A tes bras fut suspendue la rançon du monde, ô heureux arbre, devenu la balance où fut pesé le corps qui enleva sa proie à l’enfer ». (remonter)

(5) « En ouvrant les écluses de la grâce », selon l’expression d’André Vauchez, l’Église passe alors du concept d’un Christ extérieur à celui d’un Christ présent à l’intérieur de la conscience. « L’humanité s’est réconciliée avec elle-même par le service de Dieu » (André Vauchez, La Spiritualité du Moyen-âge occidental, Seuil).
Le feu purificateur du Tartare a ouvert les portes des Demeures* transitoires et, finalement, rend accessibles les arcanes du Ciel éternel.
Le dualisme crucial « Enfer ou Paradis » s’estompe au profit d’un troisième terme, alternative optimiste au terrible dilemme, celle d’un Christ intérieur associant le « je » de la liberté humaine (représentée par l’écoinçon de sainte Foy) à l’inconditionnel du « jeu » de la Diagonale de la Grâce*. Les hommes ne cherchent plus Dieu. C’est Dieu qui descend du Ciel, qui les sublime, nous dit encore en substance André Vauchez (Cf. A. Vauchez, Les Laïcs au Moyen-âge, Cerf, 1987).
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(6) Christian Heck, L'échelle céleste. Une histoire de la quête du ciel, Champs Flammarion, Paris, 1997. (remonter)

(7) La première croisade (1096-1099) a relancé la dévotion pour la Sainte Lance. En 1098, Pierre Barthélémy, moine provençal qui accompagne Raymond de Saint-Gilles, Comte de Toulouse, découvre à Antioche cette relique de la Passion, guidé par les visions que lui inspire saint André. (remonter)

 


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