La dispute : Enfer ou Tartares ?
QUE REPRÉSENTE RÉELLEMENT LA PARTIE DROITE DU TYMPAN ?
Le débat, essentiellement théologique, oppose deux interprétations : l’Enfer, antithèse du paradis d'une part, et un « Tartare » multiple, complexe et d'une certaine façon préfiguration du Purgatoire d'autre part. En d'autres termes, s’agit-il d’un « Jugement dernier » tranché pour l'Eternité, ou d’un « Jugement particulier », prononcé pour le temps intermédiaire, en attendant la fin des Temps ? Sous cette querelle qui pourrait sembler quelque peu byzantine, se cache toute une reflexion sur la question du Salut.
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La première hypothèse est couramment
admise par les traditions religieuses, laïques et touristiques.
La
seconde, plus récente, défendue par l’auteur, réclame un débat contradictoire qui n’a
pas encore eu lieu pour documenter sinon trancher la question. Toutefois, aucune
argumentation sérieuse n’est venue
réfuter cette thèse.
Si, comme le tympan le
montre assez explicitement, certaines régions des Tartares, notamment celles des registres supérieurs sans flammes, sont des lieux ouverts, d'où certains
éprouvés peuvent sortir grâce à l'intercession des saints, en particulier de la Vierge
Marie, mais aussi par la surabondance des grâces du « Saint
Sauveur » auquel la basilique est justement dédiée, alors nous sommes en
présence d'un lieu multiple, complexe, en partie purificateur, répondant à une condamnation
temporelle et rédimable prononcée lors du Jugement particulier de tout
un chacun, mais qui n’est qu’une sentence provisoire, dans l'attente du
Jugement dernier de la fin des Temps que le tympan annonce, mais qui
n’est pas encore prononcé au moment de la Parousie.
S'il s'agissait d'un
Jugement dernier avec pour sentance une damnation dans un Enfer éternel, pourquoi certains pécheurs seraient-ils soustraits in extremis
des griffes du diable par la ruse des anges ? Et à quoi servirait l'intercession des saints,
Vierge Marie en tête ?
Parmi ces intercesseurs, sainte Foy joue un rôle essentiel. En effet, cette martyre, réputée pour libérer les prisonniers, est précisément implorée par les fidèles depuis le Xe s. pour les arracher des flammes de l'enfer : « Ô
vous qui n’avez d’autre pensée ici-bas que de plaire à notre
doux Sauveur, [...] implorez auprès de sa miséricorde le pardon de
nos péchés, et au jour du jugement suprême, [...] inclinez son
cœur à une mansuétude et à une miséricorde infinies. Délivrez-nous, par votre intervention, des flammes
éternelles de l’enfer ».(1) Ainsi sainte Foy en soustrayant de l'enfer les pécheurs qui l'implorent, abolit le caractère définitif de leur condamnation et ouvre la voie à la notion de purgatoire.
Toutefois ce tympan ne prétend pas au
Salut universel accordé à tous les pécheurs. La vision théologique
d'Origène, exposée dans son Traité des principes, qui imagine l
'« Apocatastase* », c’est à dire la restauration finale de toute
chose en son état d’origine, autrement dit, un processus eschatologique
aboutissant à ce que tout, y compris les plus grands pécheurs, toutes
les forces du mal, voire Satan lui-même rejoignent in fine
Dieu, est jugée hérétique depuis le deuxième concile de
Constantinople (553). La vision origèniste n'est certainement pas
celle des Bénédictins de Conques.
Deux signes le confirment :
a) si les grâces du Seigneur, matérialisées par des ondes, qui émanent de la
mandorle du Christ, rayonnent horizontalement vers les Elus mais aussi en direction des
éprouvés du Tartare, ces dernières sont en quantité plus restreinte. Du
côté du Tartare, on ne compte que 4 rangées d'ondes, tandis que du côté
du paradis, 5 sont représentées.
b) Par ailleurs, la position du pouce de
la main gauche du Christ, replié, instaure une retenue, une restriction dans la distribution des grâces, déversées par une paume abaissée mais
qui n'est pas totalement ouverte. Cela renvoit aussi au verset de
saint Matthieu ("Eloignez-vous de moi [vous, les maudits]...") et à l'admonition qui conclut le tympan : « Ô pécheurs, à moins que vous ne modifiez vos mœurs, sachez que le jugement vous sera rude ».
Finalement, de ce point de
vue, le
tympan est une illustration performative d'un Tartare purificateur : le
travail d'amendement des croyants, de repentir des pécheurs,
de purification des pèlerins qui se présentent à Conques a déjà
commencé ici-bas, précisément devant le porche de Conques.
Le tympan contribue de fait à amender, purifier l'âme de celui qui le
contemple. Il peut le conforter dans la certitude que la foi sauve !
Le tympan de l'abbatiale Sainte-Foy est non seulement une remarquable synthèse de la théologie chrétienne notamment paulinienne et victorine, une magistrale leçon pédagogique traduisant de façon graphique à la fois claire, subtile et infiniment riche les grandes questions métaphysiques, eschatologiques et théologiques qui ont animé la renaissance romane*. C'est aussi une très étonnante préfiguration du concept de "Purgatoire" qui émergera plusieurs décennies plus tard.
Y A-T-IL DES DIABLES AU PURGATOIRE ? (NE COMMETTONS PAS D'ANACHRONISMES !)
Le diable est dans les détails ! Certains ecclésiastiques (dont par charité nous tairons les noms) qui refusent de voir ici les prémices d'un purgatoire, nous rétorquent qu'il n'y a pas de diables au Purgatoire. C'est sans doute vrai dans le catéchisme depuis le Concile de Trente, mais, au XIIe, les démons sont bel et bien présents au Tartare, lieu purgatoire ! Pour preuve, nous renvoyons à la description par saint Bernard (mort en 1153) des trois régions de l'expiation (l'Enfer, le Purgatoire et le Ciel) dans son 42e sermon. En imaginant la visite du lieu purgatoire, « [il verrait] comment un Père plein de bonté abandonne les enfants qu'il doit glorifier ensuite, aux mains du tentateur, non pour que celui-ci les tue, mais pour qu'il les purifie. » Bernard de Clairvaux, Sermon divers, XLII, 5. (2) Nos détracteurs devraient aussi lire la description du Purgatoire de saint Patrick (rédigé par par Henri de Saltrey vers 1180–1184) et par Marie de France qui évoquent les « démons furieux », les flammes, les serpents, les broches, les crapauds qui tourmentent les éprouvés du Purgatoire, comme le rapporte Jacques Le Goff (La naissance du purgatoire, 1991, p. 263). D'ailleurs, qui d'autres que des démons, diables, diablotins pourraient infliger les peines purgatives aux pécheurs ?
Plus tard encore, à la fin du XIVe siècle, la Vision de Ramon de Perellós tirée de son Voyage au Purgatoire de saint Patrick (Viatge al purgatori de sant Patrici per Ramón de Perellós) rédigé en catalan en 1397 traverse des contrées peuplées de démons qui tourmentent les pécheurs. Une illustration d'un manuscrit alsacien du XVe s. de la Légende dorée représente une scène du Purgatoire de saint Patrick avec des âmes défuntes priant dans les flammes du Purgatoire en présence d'un démon.
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Le Purgatoire de saint Patrick, manuscrit alsacien du XVe s. de la Légende dorée |
Ainsi, l'objection majeure des personnes qui refusent de voir à Conques la germination du concept du Purgatoire, sous le simple fait qu'il ne saurait y avoir de diable au purgatoire, ne résiste pas à la lecture des écrits théologiques du XIIe s., époque où le dogme du Purgatoire, rappelons-le, n'est pas encore fixé. Cela se fera progressivement aux siècles suivants, en 1254 sous Innocent IV, puis lors du deuxième concile de Lyon en 1274 et enfin en 1336, avec la bulle Benedictus Deus de Benoît XII...
Quand cesserons-nous donc d'appliquer à cette œuvre géniale du XIIe siècle les concepts et dogmes des siècles suivants, notamment de l’Eglise tridentine ? Quand réaliserons-nous que le paradigme du Jugement dernier avec l'alternative de l'enfer ou du paradis est un modèle de catéchisme dyschronique et inadapté au tympan roman de Conques ?
Au XVIIIe s. un observateur averti décrivait le tympan de Conques en ces termes : « à gauche, prez du sauveur sont quatre anges ou saints qui portent les uns des livres, l'autre un encensoir et l'autre un étendart, a côté de ces saints est la représentation du purgatoire ». Il s'agit d'une lettre du Premier Président de la chambre de la Cour des comptes de Montpellier, François Xavier Bon de Saint-Hilaire, adressée au père dominicain Dom Bernard de Montfaucon, féru d'archéologie et de paléographie. (Texte cité par Nathalie Poux, Une représentation du tympan de Conques au début du XVIIIe siècle, Revue du Rouergue, n° 44, nouvelle série, hiver 1995, p. 489-497 et Nathalie Poux, Regards sur le tympan de Conques au début du XVIIIe siècle, in Bulletin Monumental, tome 159 n° 3 année 2001. pp. 239-242. Lire un extrait du texte p. 241 sur Persée).
Anamnèse
Puisse ce site aider à la reflexion pour nuancer la pensée unique véhiculant une vision trop réductrice d'un enfer éternel. Ne perdons jamais de vue les deux leviers essentiels des voies du Salut : d'une part la Grâce divine, et d'autre part la foi sauve. Ce sont précisément les deux dédicaces de l'abbaye de Sainte-Foy et du Saint-Sauveur.
(1) Fin de l'épilogue de "La Passion de sainte Foy et de saint Caprais", transcription du manuscrit du Xe s. provenant de l'abbaye de Saint-Martial de Limoges, in "Sainte Foy Vierge et Martyre", A. Bouillet et L. Servières, Rodez, 1900, p. 714 (remonter)
(2) « §5 : La troisième contrée est celle de l'expiation. Il y a trois endroits destinés aux âmes des morts, selon leurs différents mérites, l'enfer, le purgatoire et le ciel. L'enfer est pour les âmes impies, le purgatoire pour celles qui doivent se purifier, et le ciel pour celles qui sont parfaites. Ceux qui sont en enfer ne peuvent plus être rachetés, attendu que dans l'enfer il n'y a plus de rédemption. Ceux qui vont dans le purgatoire attendent leur rédemption, mais auparavant ils doivent souffrir les ardeurs du feu, ou les rigueurs du froid, ou l’aiguillon de quelque autre douleur. Ceux qui sont dans le ciel goûtent une joie complète dans la vision de Dieu, ils sont les frères du Christ, selon la nature, ses cohéritiers dans la gloire, et lui ressemblent dans l'heureuse nécessité. Mais puisque, de même que les premiers ne méritent plus d'être rachetés, les derniers n'ont plus besoin de l'être, il ne nous reste que les seconds, chez qui nous devions nous rendre par un sentiment de compassion, car ils nous ont été unis par leur humanité. J'irai donc dans cette contrée, et je verrai ce grand spectacle, je verrai comment un Père plein de bonté abandonne les enfants qu'il doit glorifier ensuite, aux mains du tentateur, non pour que celui-ci les tue, mais pour qu'il les purifie ; non pour encourir sa colère, mais pour obtenir sa miséricorde ; non pour leur destruction, mais pour leur instruction ; pour que, cessant d'être des vases de colère destinés à être rompus, ils deviennent des vases de miséricorde préparés pour le royaume. » Saint Bernard, Sermons divers, XLII. Les cinq contrées, 5. (Lire le texte intégral ici)